Alors que l’édition 2025 du Rapport annuel sur la géopolitique de l’Afrique (8e édition), publié par le think tank marocain Policy Center for the New South (PCNS, dont la mission est de contribuer à l’amélioration des politiques qui concernent le Maroc et l’Afrique), dresse un panorama saisissant des mutations continentales, une section particulière retient l’attention : celle consacrée à l’Afrique atlantique. Cette huitième édition, dirigée par Abdelhak Bassou, explore en effet «la manière dont les États africains s’adaptent aux sables mouvants de la géopolitique mondiale», révélant notamment l’émergence d’un espace stratégique longtemps marginalisé.
L’Afrique atlantique, qui est au cœur de l’Initiative Royale marocaine de novembre 2023, se voit ainsi attribuer une section dédiée dans ce rapport de référence. Six chapitres décortiquent cette nouvelle frontière géopolitique : du rôle clé du Cap-Vert dans la sécurité atlantique au désenclavement du Sahel, en passant par la géopolitique énergétique et l’extension du plateau continental au golfe de Guinée. Mais c’est le chapitre 6, signé par Driss Alaoui Belghiti et Fatim Zohra Azouzou du Policy Center for the New South, qui pose la question fondamentale : «L’axe Maroc, Nigeria, Afrique du Sud : un moteur géopolitique pour l’intégration de l’Afrique Atlantique ?»
Trois visions atlantiques pour un même océan
L’analyse publiée dans le cadre du «Rapport annuel sur la géopolitique de l’Afrique» révèle une réalité complexe où trois puissances régionales déploient des stratégies atlantiques distinctes, «parfois complémentaires, souvent concurrentes». Comme l’expliquent les auteurs, ces trajectoires «traduisent une géoéconomie en recomposition et une pluralité de positionnements face aux recombinaisons du pouvoir régional». Le Maroc incarne la vision la plus structurée d’un «Atlantique africain intégré». Premier pays à avoir élaboré une vision africaine de l’Atlantique, le Royaume y déploie «une diplomatie fondée sur la solidarité, la quête d’une prospérité régionale partagée et un modèle alternatif d’intégration régionale par la mer», soulignent Driss Alaoui Belghiti et Fatim Zohra Azouzou.
Cette vision s’articule autour d’une stratégie en trois phases distinctes. Dans un premier temps, «le Maroc, alors absent de l’organisation continentale, a cherché à renforcer ses relations sur le continent en consolidant ses relations bilatérales avec différents États, principalement ceux issus de sa sphère d’influence historique», précise l’analyse. La deuxième phase a vu le Royaume développer «une diplomatie économique comme stratégie nouvelle, cherchant à se forger de nouveaux alliés en capitalisant sur des intérêts économiques communs avec des pays africains dits modérés (NDLR : modérés dans leur position vis-à-vis du dossier du Sahara marocain)». Enfin, la troisième phase, marquée par le retour du Maroc au sein de l’Union africaine, a privilégié «la coopération multilatérale, illustrée notamment par la demande d’adhésion à la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) en 2017».
Le Nigeria, puissance littorale en quête de souveraineté
À mille kilomètres au sud, le Nigeria développe une approche radicalement différente. «Depuis son indépendance, la politique étrangère du Nigeria s’est construite autour d’une vision afrocentrée, portée par une ambition de leadership continental», analysent les chercheurs du Policy Center. Pour Abuja, l’Atlantique constitue avant tout un espace de sécurisation et de souveraineté énergétique. La vision nigériane «repose principalement sur deux axes : sécuriser le golfe de Guinée à travers une gouvernance africaine autonome et tirer profit de sa façade maritime pour soutenir la diversification économique du pays», détaillent les auteurs.
Cette approche pragmatique s’est traduite par des initiatives concrètes. En 2013, le Nigeria a signé le «Code de conduite de Yaoundé» avec les autres États côtiers, établissant «les bases d’un système régional de gouvernance de la sécurité maritime». Plus récemment, le projet «Deep Blue», lancé en 2021, «incarne la montée en puissance des capacités maritimes nigérianes, avec l’acquisition de navires, de drones de surveillance et la création d’unités spéciales antipiraterie».
L’Afrique du Sud, entre dualité maritime et prudence stratégique
Plus au sud encore, l’Afrique du Sud présente un profil atlantique singulier. «Entre l’océan Indien et l’océan Atlantique, la politique étrangère de l’Afrique du Sud s’est historiquement construite autour d’une identité géostratégique marquée par une dualité entre ses deux côtes», observent Driss Alaoui Belghiti et Fatim Zohra Azouzou. Traditionnellement orientée vers l’océan Indien, Pretoria découvre progressivement les potentialités atlantiques. «En tant qu’État riverain de l’Atlantique Sud, Pretoria dispose de plus de 1.500 km de côtes atlantiques et d’une vaste zone économique exclusive riche en ressources halieutiques et énergétiques potentielles», rappellent les auteurs.
Cette prise de conscience s’est matérialisée par l’Opération Phakisa, lancée en 2014, «un plan inspiré de l’expérience malaisienne, afin de débloquer la croissance de l’économie bleue». Cependant, l’Afrique du Sud maintient une «forme de distance stratégique vis-à-vis de l’initiative portée par le Maroc, en raison d’intérêts géopolitiques différenciés et d’alliances historiques qui pèsent sur les choix de Pretoria».
Convergences fonctionnelles, divergences politiques
Paradoxalement, ces trois puissances convergent sur une série d’intérêts fonctionnels dans l’espace atlantique. L’analyse identifie trois domaines de complémentarité : la sécurité maritime, les infrastructures logistiques et l’intégration énergétique. En matière de sécurité maritime, «les capacités différenciées du Maroc, du Nigeria et de l’Afrique du Sud ont progressivement généré une forme de division du travail sécuritaire», notent les chercheurs. Le Nigeria se positionne comme «puissance régulatrice dans l’Atlantique centre-occidental», le Maroc investit «l’Atlantique nord-ouest comme zone stratégique de projection sécuritaire», tandis que l’Afrique du Sud développe «une posture océanique tournée vers le Sud global».
Sur le plan logistique, un «triptyque – Tanger Med au Nord, Lagos-Lekki au Centre, Durban-Le Cap au Sud – pourrait théoriquement structurer un axe de connectivité atlantique intra-africain», soulignent les auteurs. Cependant, «en l’absence de mutualisation des standards, de convergence douanière et d’infrastructures interopérables, cette complémentarité reste latente».
L’énergie comme catalyseur géopolitique
Le projet de gazoduc Nigeria-Maroc illustre parfaitement cette dynamique de coopération asymétrique. «Conçu comme infrastructure de transit énergétique, il constitue aussi un levier de recomposition géopolitique», analysent Driss Alaoui Belghiti et Fatim Zohra Azouzou. Ce corridor énergétique de 5.600 km devrait relier 13 pays d’Afrique de l’Ouest, «traduisant une logique de géoéconomie régionale».
Le projet «repositionne le Maroc comme pont énergétique entre l’Afrique et le nord de la Méditerranée, tout en consolidant la centralité nigériane au sein de la Cédéao», précisent les chercheurs. L’Afrique du Sud, bien qu’exclue de cette initiative, «reste néanmoins un acteur potentiel dans l’intégration énergétique atlantique à travers ses capacités dans les énergies renouvelables».
Les freins à l’intégration : rivalités et méfiances
Malgré ces complémentarités, plusieurs facteurs structurels entravent la construction d’un ordre atlantique africain commun. «Cette difficulté s’explique par une combinaison de facteurs structurels – rivalités de leadership, divergences géopolitiques, héritages diplomatiques conflictuels», analysent les auteurs.Le différend autour du Sahara marocain constitue l’un des clivages les plus persistants. «Alors que le Maroc affirme, sur la base de fondements historiques, juridiques et populaires, la souveraineté pleine et entière du Royaume sur ses provinces du Sud, Pretoria continue de soutenir la position de la pseudo-rasd», rappellent les chercheurs.Cette divergence «ne relève pas d’un simple désaccord diplomatique, mais traduit une divergence profonde entre deux conceptions de la légitimité internationale», soulignent-ils. Elle «contribue à cristalliser les tensions et à compliquer toute initiative de coopération stratégique entre les deux pays dans les enceintes multilatérales».
Vers un «régionalisme archipélique» ?
Face à ces défis, les auteurs esquissent les contours d’une approche alternative d’intégration atlantique. «À la différence d’un régionalisme classique fondé sur la continuité territoriale, une intégration atlantique s’appuierait sur une logique d’archipélisation fonctionnelle», expliquent-ils. Cette approche par les «points nodaux» plutôt que par la contiguïté permettrait de dépasser la fragmentation géographique du continent, en reliant les sous-régions côtières – Maghreb, Afrique de l’Ouest, Afrique centrale et australe – par une stratégie océanique commune.
L’expérience asiatique offre des enseignements précieux dans ce sens. «L’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) a construit une architecture de sécurité et de coopération fondée en partie sur une approche maritime», rappellent Driss Alaoui Belghiti et Fatim Zohra Azouzou. Cette «logique de régionalisme archipélique a permis à l’ASEAN de peser sur la gouvernance de la mer de Chine méridionale, malgré l’absence d’un centre politique unique».
Les gains d’une intégration atlantique
Une telle dynamique d’intégration maritime générerait des gains stratégiques différenciés pour les trois puissances, projettent les auteurs. Le Maroc verrait «renforcé son rôle de passerelle entre Afrique et Europe, tout en consolidant son ancrage dans l’Afrique de l’Ouest». Le Nigeria bénéficierait «d’une sécurisation accrue de ses infrastructures critiques et d’une meilleure valorisation de ses ressources énergétiques offshore». L’Afrique du Sud pourrait «diversifier ses partenariats au-delà du cadre sino-brésilien ou BRICS, en s’insérant dans une architecture africaine de gouvernance maritime».
Au-delà des enjeux bilatéraux, cette intégration atlantique ouvrirait la voie à une reconfiguration de la centralité africaine, dans laquelle la façade ouest du continent deviendrait un vecteur de projection vers les Amériques, les Caraïbes et l’Europe du Sud, anticipent les chercheurs. Cette vision transformerait l’Atlantique africain, traditionnellement perçu comme une zone d’exposition aux rivalités navales, aux flux illicites, aux logiques d’extraversion commerciale, en un espace de souveraineté collective. «La montée en puissance des enjeux de sécurité maritime, les perspectives d’économie bleue, les projets d’infrastructures énergétiques transfrontaliers confèrent à l’Atlantique une valeur stratégique nouvelle pour l’Afrique», soulignent les auteurs.
Un impératif stratégique continental
L’analyse conclut sur un constat sans appel : la construction d’une architecture atlantique africaine ne saurait reposer uniquement sur des dynamiques bilatérales ou des initiatives unilatérales. Elle implique «un dépassement des régionalismes en silos et des logiques d’influence concurrentes, au profit d’un cadre minilatéral inclusif articulé autour d’intérêts communs et de normes partagées». Pour Driss Alaoui Belghiti et Fatim Zohra Azouzou, «l’Atlantique offre à l’Afrique une opportunité unique de reconfigurer sa centralité géopolitique, en consolidant sa souveraineté sur ses façades maritimes, en développant des corridors transatlantiques autonomes et en affirmant sa voix dans la gouvernance des biens communs océaniques».
La mise en réseau du Maroc, du Nigeria et de l’Afrique du Sud autour d’un projet atlantique africain ne relève pas d’un simple ajustement technique : elle constitue un impératif stratégique pour inscrire durablement l’Afrique dans les recompositions du système international à l’ère des rivalités maritimes globales. Une ambition qui, selon les auteurs du rapport, pourrait transformer l’océan Atlantique d’espace de division en vecteur d’unité continentale, à condition que les trois puissances parviennent à dépasser leurs divergences historiques pour embrasser une vision commune de leur destin atlantique.