Marina Lévy, science calme pour mer agitée

Polytechnicienne devenue vigie des océans, Marina Lévy navigue entre données scientifiques et urgence climatique. À la fois observatrice et actrice, elle trace un sillage celui d’une parole éclairée, sobre, mais inflexible.

Chez Marina Levy, les murs murmurent le sel. Une baigneuse en céramique veille sur la bibliothèque, une sirène repose sur l’étagère, un fossile de poisson s’est glissé sur un coin de table, comme une évidence. « Je ne pensais pas avoir d’objet fétiche », dit-elle en riant, mais son appartement dément : chaque recoin semble murmurer le large. L’océan n’est pas un décor, c’est une ligne de vie, un mystère à la fois familier et insondable. Marina Lévy elle-même semble taillée pour le large : silhouette élancée, voix calme mais ferme, elle avance avec la tranquillité de ceux qui savent où ils vont. Lorsque la séance photo commence, elle hésite un instant et demande s’il ne vaudrait pas mieux enfiler des chaussures. Chez elle, la décontraction n’exclut jamais une considération sincère à l’autre. Elle lâche ensuite dans un sourire : « Oh, pour une fois, ça fait plaisir de voir une photographe femme. » Une phrase légère, mais qui laisse deviner un arrière-plan plus large. Dans son métier aussi, les femmes sont encore peu nombreuses.

« La vision que les gens ont de la mer, c’est d’aller naviguer, c’est de l’inspiration, c’est de la poésie… L’océanographie, c’est de la science. »

Températures, courants, salinité, contenu en oxygène, cycles du carbone, de l’azote… Marina Lévy enchaîne les termes avec une limpidité rare, qui n’ôte rien à la complexité. Cette polytechnicienne aurait pu rester du côté sec des équations, mais c’est l’appel du large qui l’a saisie. Pas par un événement spectaculaire, juste cette sensation persistante d’avoir trouvé un monde en apesanteur, là, sous l’eau. « J’ai adoré faire de la plongée sous-marine. Vraiment, c’était un émerveillement.» Elle n’a pas cherché pour autant à concilier l’émerveillement et la rigueur, ils cohabitent. 

L’évolution de son métier reflète ce cheminement progressif. Le métier d’océanographe a changé de visage. Marina Lévy incarne cette évolution : « au début, mon rôle était d’être une observatrice attentive, de rassembler des données, d’essayer de comprendre ce qui se passe sous la surface », raconte-t-elle. Puis les catastrophes se sont enchaînées, et son regard scientifique s’est doublé d’une conscience aiguë de l’urgence. « Je suis devenue un témoin de la catastrophe ». Elle a franchit depuis un pas de plus : de témoin à actrice. « Ce n’est plus seulement observer ou dénoncer, c’est aussi apporter des idées, des solutions, pour que nous puissions agir au quotidien et à grande échelle. » Son engagement s’intensifie : elle devient porte-voix, coautrice d’ouvrages de vulgarisation, et conseillère auprès de la présidente de l’IRD. Aujourd’hui, elle cherche à décrire mais également à transmettre et transformer. 

À la conférence de Nice, elle a présenté le baromètre Starfish, un outil inédit conçu pour traduire la science en action. Contrairement à un indicateur unique, Starfish offre un panorama complet de l’état des océans : climat, pêche, tourisme, pressions humaines, efforts de protection… « Une manière nouvelle de comprendre ce qui se passe dans la mer, de façon à la fois scientifique et accessible », explique-t-elle. Ce cliché instantané annuel de l’océan vise à éclairer les décideurs, en leur donnant une vision claire et exploitable. Marina salue une avancée décisive : « La voie de la science a été intégrée à tous les niveaux » de la conférence, une première dans ce type d’événement. Les financements, longtemps absents, commencent à suivre : entreprises et philanthropes s’engagent. Mais, elle reste lucide : malgré les alertes lancées depuis les années 90, les objectifs climatiques s’éloignent. La limite de +1,5 °C pourrait être franchie dans les cinq ans. Et l’océan, pourtant au cœur du climat, reste relégué au second plan : la première COP qui lui est dédiée n’aura lieu qu’en 2026. 

« Pendant des années, l’océan a été le grand oublié des politiques climatiques »

Cette lucidité est le fruit d’un parcours dans un milieu scientifique qu’il a d’abord fallu apprivoiser. Océanographe depuis trente ans, Marina a du se faire une place au sein d’un paysage scientifique longtemps marqué par le cloisonnement des disciplines et le silence sur les enjeux politiques. « Pendant des années, l’océan a été le grand oublié des politiques climatiques », rappelle-t-elle. Marina Lévy fait partie de ces chercheurs qui refusent ce silence. 

Ce refus implique un travail de tous les instants : bâtir des indicateurs, croiser les données, convaincre les décideurs. Et publier, aussi. Elle a ainsi co-écrit L’océan en 30 questions, un petit livre de vulgarisation dont elle parle avec chaleur : « Moi personnellement, je trouve très important de vulgariser l’océanographie pour la rendre plus accessible. » Structuré en trois parties : comprendre le fonctionnement de l’océan, identifier les dégradations, proposer des solutions, ce livre est conçu comme une passerelle entre la science et le grand public. 

Pas de slogans. Des données, des convictions, des silences. Elle ne cherche pas à donner tort ou raison, mais à outiller, à éveiller, à relier. Pas de grands discours, mais des gestes concrets. Elle parle d’auto-bilan carbone, de sobriété, d’alimentation. « Je pense que ce qu’il faut, c’est vraiment avoir un mode de vie durable à l’échelle individuelle. […] Essayer de polluer le moins possible, utiliser le moins possible de plastique, d’autres types de polluants. […] Consommer moins de viande, moins de produits de la mer, viser des produits plus durables. » Elle insiste : ce ne sont pas des règles rigides. « Même moi, je suis absolument loin d’être parfaite. » Ce constat, elle ne le dit ni avec légèreté ni avec culpabilité, mais comme une tension quotidienne. Celle de devoir incarner ce qu’on défend, sans jamais être totalement à la hauteur. Une exigence permanente, parfois épuisante, mais Marina rappelle que nous ne sommes pas seuls : « Au niveau individuel, on peut aussi entraîner le collectif. » 

C’est cette croyance envers le collectif, qui permet à Marina de ne pas sombrer, de ne pas céder. « Moi, je n’ai pas du tout d’éco-dépression. Je trouve qu’on est devant un challenge hyper stimulant. […] Je me demande si l’intelligence humaine va gagner ou pas. Et je crois qu’il faut croire en l’intelligence humaine collective. » 

Parce qu’expliquer l’océan, ne se résume pas au retentissement d’une alarme. C’est une histoire de cohabitation, de respect des interdépendances du vivant. On pourrait croire à un monde lointain. Trop vaste, trop silencieux. Pourtant, dans chaque souffle, chaque pluie tombée, l’océan est là. Indifférent à nos frontières. Marina Lévy a décidé d’en faire le centre de sa vie. Parce qu’on ne protège bien que ce qu’on comprend. 

Source : Hum Média