Conférence de l’ONU sur l’océan: «L’invasion des algues sargasses est un fléau mondial»
13 juin 2025
13 juin 2025
La troisième conférence des Nations unies sur l’océan touche à sa fin à Nice. Sylvie Gustave-dit-Duflo, scientifique et vice-présidente de la Région Guadeloupe, a lancé « un cri d’alarme » sur ce phénomène algal qui ne cesse de s’amplifier et « reconfigurent la vie quotidienne » des populations iliennes des Caraïbes.
Les îliens du monde méritaient bien une arène. « Plus de 730 millions de personnes vivent sur des îles à travers le monde, soit 9% de la population mondiale », a rappelé Thani Mohamed-Soilihi, ministre français de la Francophonie et chef d’orchestre du Forum mondial des îles, qui s’est tenu sur trois jours lors de l’Unoc3. Lui-même originaire de Mayotte, une île de l’océan Indien rasée par le cyclone Chido en décembre dernier, il a exhorté à la « solidarité internationale » pour les avant-postes du changement climatique.
Sur trois jours, ce forum – dont on ne sait pas encore s’il aura une suite – a réuni plusieurs chefs d’État et de gouvernements, dirigeants de grandes institutions et acteurs de la société civile d’Islande, des Fidji, des Caraïbes, des Maldives, avec l’objectif de partager expériences et solutions aux « vulnérabilités multi-dimensionnelles » communes aux territoires insulaires. La pollution venue de la mer en est une, et elle a plusieurs visages. Les sargasses n’ont pas encore de carte d’identité, mais elles exercent une très forte pression sur les écosystèmes fragiles, source économique majeure pour les îles.
Sylvie Gustave-dit-Duflo les connaît bien, depuis quinze ans que le phénomène a surgi. Entre moult discours politiques très convenus, quelques critiques non voilées – du ministre des Samoa envers la directrice du Fonds vert pour le climat à ses côtés – la voix de l’élue (Renaissance) guadeloupéenne fait partie de celles qui ont détoné. Entretien à la sortie du Forum avec celle qui est aussi la présidente du Conseil d’administration de l’Office français de la biodiversité et docteure en neurobiologie.
RFI : Quel est l’état des lieux du phénomène ?
Sylvie Gustave-dit-Duflo : L’université de Floride estime que 25 millions de mètres cubes de sargasses dérivent cette année dans l’ensemble du bassin caribéen. En prenant une nappe d’une épaisseur moyenne de huit mètres dans l’eau, c’est comme si le sud de la France en était recouvert.
Pour l’archipel de la Guadeloupe, on peut déjà dire que c’est une année noire puisque nous ne sommes qu’au tout début de la saison. Dès le mois de mars, nous avons eu des échouements colossaux. C’est aussi vrai pour l’ensemble de la Caraïbe : aussi bien les petits États comme Sainte-Lucie, comme la Barbade, la Grenade, mais également comme les grands états qui sont touchés, comme le Mexique, le Costa Rica, Panama, Belize, Venezuela, Colombie.
C’est un phénomène ascensionnel. Au départ, on avait des invasions tous les deux ou trois ans, mais depuis quatre ou cinq ans, c’est toutes les années. Et les quantités qui s’échouent sont toujours plus grandes d’une année à l’autre. On n’en voit pas le bout.
Vous avez évoqué au Forum des îles cette coalition d’États pour lutter contre les invasions d’algues sargasses. De quoi s’agit-il et où en est-on ?
Oui, nous sommes ici à la conférence sur l’océan pour hisser l’invasion des algues sargasses comme un fléau mondial. La France, avec ses collectivités françaises d’outre-mer [des Antilles : Guadeloupe, Martinique, Saint-Martin, Saint-Barthélemy], porte cette Initiative internationale de lutte contre les sargasses [lancée à la COP28 de Dubaï]. Nous fédérons autour de nous la République dominicaine, le Costa Rica, le Mexique, l’Organisation des États de la Caraïbe de l’Ouest (Oeco) qui comporte onze pays membres dont la Grenade, Sainte-Lucie, etc, qui rentrent avec nous.
Il y a aussi l’Association des États des Caraïbes qui compte tous les grands pays, Venezuela, etc. Nous avons été aussi approchés par les Pays-Bas au titre des pays et territoires d’outre-mer. Nous pensons pouvoir atteindre une coalition d’une trentaine de pays pour monter des plans d’action internationaux.
C’est-à-dire ?
En septembre prochain, la République dominicaine va porter des résolutions à l’Assemblée générale de l’ONU sur l’environnement. Nous aurons également une motion au prochain Congrès mondial de la nature à Abu Dhabi, porté par l’UICN, pour définir le cadre juridique et biologique de ces invasions. Parce que ça fait quatorze ans que nous subissons ces invasions et que cette algue n’a toujours pas de carte d’identité : est-ce que c’est un déchet ? Est-ce qu’il faut les traiter tel quel ? Est-ce que c’est une pollution ? Parce qu’on voit bien qu’interviennent les activités de l’homme et des facteurs de changement climatique.
Mais à l’inverse, les radeaux de sargasses en haute mer sont aussi des écosystèmes de vie éphémère [et protégés comme tels par la Convention du droit de la mer]. C’est là que vous trouvez le plus de langoustes, de poissons, etc. Donc son statut change en fonction de sa localisation géographique et on a besoin, pour pouvoir parler de ces algues à l’international, de lui donner une carte d’identité et une définition biologique.
Vous parliez des activités humaines. Les causes du phénomène sont effectivement multiples…
C’est un phénomène qui nous est tombé dessus en 2011 et auquel les populations n’étaient pas habituées. Christophe Colomb, c’est vrai, avait mentionné les sargasses quand il est venu à la découverte des îles.
Mais les scientifiques, qui sont très précis là-dessus, disent qu’en 2011, il y a eu des anomalies dans les courants océaniques de l’Atlantique qui ont introduit dans le bassin caribéen une très grande quantité de ces algues issue de la mer des Sargasses. Elles y ont trouvé des conditions d’hyper prolifération, notamment des nutriments comme le nitrate et le phosphate. Mais d’où viennent ces nutriments ? De l’action de l’homme : l’agriculture intensive et la déforestation remettent en circulation beaucoup de nitrate et de phosphate.
En plus de cela, il ne faut pas occulter l’impact du réchauffement climatique, l’augmentation de la température de la mer, l’acidification des océans ou encore les brumes sahariennes qui ramènent, elles aussi, des nutriments. Tout cela mis ensemble, cela forme un cocktail assez explosif.
Elles sont d’ailleurs connues pour leur toxicité…
Ces algues sargasses doivent être collectées en 48 heures parce que lorsqu’elles s’échouent, elles se décomposent, libèrent une trentaine de gaz, dont deux très neurotoxiques et corrosifs – l’hydrogène sulfuré et l’ammoniac –, notamment pour les femmes enceintes et leurs bébés. C’est une étude faite par le CHU de la Martinique qui l’a montré. Ces sargasses sont de véritables éponges des mers, elles se chargent en métaux lourds qu’elles trouvent dans leur dérive et sont hyper-concentrées en arsenic.
Ensuite, ces algues détruisent notre biodiversité côtière et marine puisque quand elle arrive, elle asphyxie les herbiers, les récifs coralliens, les mangroves et les espèces animales et végétales qui y vivent. Et même lorsqu’il n’y a plus de sargasses, elles laissent un film de décomposition marron qui descend sur le sédiment et continue à asphyxier les micro-organismes.
Et puis ces sargasses, dans leur dérive, ramènent à terre les macro-déchets qu’on trouve dans l’océan, essentiellement du plastique. Ça déséquilibre complètement la vie des gens, des hôtels ont fermé à cause des pics d’émanation. Des élèves sont évacués des écoles lors de ces pics, les écoles sont très surveillées.
Quels sont les impacts économiques ?
Il y a trois ans, la Caricom [une organisation régionale de quinze États] avait estimé à 300 millions d’euros de pertes uniquement pour ses membres. Et ça ne prenait pas compte des territoires français parce que nous ne sommes pas membres de la Caricom. Donc en réalité, le montant des dégâts est bien supérieur.
C’est le cas en Guadeloupe. Le premier plan sargasses du gouvernement, 2018-2022, apportait 24 millions d’euros pour les Antilles. Mais les dépenses, juste pour la Guadeloupe, ont été de 32 millions d’euros. Les collectivités locales mettent de l’argent, pour collecter, épandre, stocker, étudier les sargasses. Les montants sont déjà faramineux. Le deuxième plan (2022-2026) était de 36 millions d’euros. On ne connait pas encore le montant du troisième plan, jusqu’à 2031, qui vient d’être annoncé.
Quand les sargasses arrivent, les activités de pêche, les activités nautiques, les activités touristiques en pâtissent. À terme, nous risquons de perdre notre biodiversité. 90% des touristes viennent pour cette biodiversité, notamment marine. L’économie touristique est basée là-dessus. Mais quand vous avez des invasions sargasses chaque année, votre biodiversité n’a plus le temps d’être résiliente. Donc d’ici 2050, si on ne trouve pas une solution, nos États disparaîtront, en termes économiques. Les touristes ne viendront plus.
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Je m’abonneLes solutions justement : ces algues mortes sont collectées par des bulldozers puis stockées. Mais y a-t-il d’autres idées pour s’adapter à ce fléau ?
D’abord, ces algues sargasses nous ont forcés à davantage coopérer dans le bassin caribéen. Il faut dire les choses : les Français ne parlaient pas tellement anglais, ni espagnol, etc. Ça nous a obligés, territoires français, État espagnol et territoires anglo-saxons, à travailler ensemble. Nous avons mis sur pied cette coalition pour pouvoir porter nos voix, pour nous faire entendre.
Ensuite, il faut progresser vers les solutions de collecte et de valorisation de ces algues, via le programme Global Gateway de l’Union européenne. C’est une vraie course contre-la-montre pour empêcher que ces sargasses s’échouent sur nos côtes. Il faut continuer les collectes en proche côtier, et puis aujourd’hui, faire de la valorisation. On travaille avec la Grenade qui pourrait être un pays plateforme en faisant le lien entre les pays collecteurs et les entreprises qui sont prêtes à valoriser ces algues sargasses. On peut en faire beaucoup de choses : du bioplastique, du carton, du charbon actif, des matériaux de construction.
Ces solutions ont-elles été testées ?
Oui, tout cela a été testé. Simplement, il n’y a pas de filière, car pas de modèle économique. Les territoires français ont mis en marche des capteurs pour pouvoir suivre l’évolution de l’émanation des gaz. Et puis on a testé ces sargasses. Dans d’autres pays où les règles sanitaires sont moindres, on serait capable de vous vendre une brique de sargasses remplies d’arsenic. Mais la France se préoccupe de la santé de sa population. Collecter les algues en mer est déjà coûteux. Derrière, vous devez les décontaminer, les sécher, les emballer et les livrer pour des entreprises qui seraient preneuses. Il y a un vrai modèle économique à trouver. Après quatorze ans, on n’a pas encore trouvé de solution miracle.