Pour protéger l’océan, la science attendue en «boussole» des États
5 juin 2025
5 juin 2025
Le One Ocean Science Congress, qui se tient du 4 au 6 juin à Nice, précède la 3e conférence de l’ONU sur l’océan (Unoc3), la semaine prochaine. Dans ce cadre, le lancement de plusieurs initiatives internationales – Ipos, Mercator, Starfish… – pourrait marquer des avancées dans la connaissance et l’action au profit du grand bleu, sous pressions multiples. Même si tout le monde n’est pas de cet avis.
Les autorités françaises, peut-être un peu fébriles quant au résultat politique de l’Unoc, la conférence onusienne sur l’océan qui se tiendra à Nice la semaine prochaine, ont pris un soin particulier à bichonner leur « diplomatie scientifique ». « Défendre la science et soutenir la recherche pour mieux comprendre l’océan et créer le meilleur cadre pour le protéger » est l’une des huit priorités définies par Paris pour l’Unoc3. La science doit être « la boussole pour les États membres des Nations unies », formule l’ambassadeur français de l’océan et des pôles, Olivier Poivre d’Arvor, cheville ouvrière de ce moment onusien. « Sans connaissance, pas de gouvernance. L’océan ne se gouverne pas avec des opinions mais avec des données », martelait-il devant la presse le 16 mai.
Il faut dire que, trois semaines avant, le président américain signait un décret autorisant l’exploitation minière des fonds marins dans les eaux internationales, stupéfiant les observateurs de ce dossier (États, scientifiques, entreprises, ONG…), de plus en plus nombreux. Le code minier censé encadrer cette potentielle industrie est toujours en négociations. Plus de trente pays y sont opposés, par principe de précaution, en attendant que la science fasse son œuvre.
Le sujet des planchers océaniques – faut-il aller extraire ses ressources ? – est le parfait cas d’école d’une décision politique en attente d’avis scientifiques éclairés et consensuels. Au sens propre d’ailleurs : situés dans le noir absolu à plusieurs milliers de mètres de profondeurs, ces immenses plaines abyssales sont largement méconnues et propices à des découvertes majeures. Citons celle l’an dernier, mais encore discutée, de « l’oxygène noir » qu’émettraient les nodules polymétalliques. Ces galets concentrés de minéraux qui sont justement convoités par plusieurs pays et entreprises.
Le projet de déclaration de la conférence le rappelle : « L’action pour l’océan doit se fonder sur les meilleures connaissances disponibles ». Un langage très commode qui permet de ne frustrer aucune velléité. Reste que les mots-clés de la vision à suivre sont bien là et que ça va toujours mieux en le disant. Remuer les grands fonds sans en mesurer d’abord les potentielles conséquences – le relâchement du CO2 séquestré par exemple – pourrait être une très mauvaise idée.
« Depuis le One Ocean Summit, à Brest [en 2022], nous avons voulu construire l’Unoc à partir de la science », indiquait encore Olivier Poivre d’Arvor, à l’aise dans la construction d’une narration au service de l’Élysée, dont il a le statut d’envoyé spécial. « La déclaration politique de l’Unoc, qui se négocie avant que la conférence ait lieu, est ambitieuse sur le plan scientifique. »
De fait, la place attribuée aux scientifiques dans une conférence onusienne sur l’océan est inédite : c’est la première fois qu’un congrès scientifique est adossé à une conférence de l’ONU sur l’océan. Environ 2000 scientifiques – des chercheuses en majorité – venus de 133 pays participeront au One Ocean Science Congress (3-6 juin), quelques jours avant le segment diplomatique de l’Unoc. Biologistes, géologistes, océanographes, géophysiciens, chimistes, ingénieurs, mais aussi les sciences sociales et humaines, le droit, l’économie : toutes les disciplines sont convoquées, tant la compréhension de l’océan complexe nécessite de croiser les regards et combiner les compétences.
« C’est formidable, cela permet d’identifier la science comme décisive dans les négociations internationales », se réjouit Françoise Gaill, biologiste marine, directrice de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). « C’est énorme », renchérit sa consoeur du CNRS Marina Lévy, qui se dit « très enthousiaste », en rappelant que « c’est la science océanique qui a permis de poser les bases de l’Unoc ». « Toutes les menaces qui pèsent sur l’océan seront discutées. Elles sont encore très invisibles et si l’Unoc ne sert qu’à les rendre plus visibles, c’est déjà beaucoup », estime-t-elle. Toutes deux sont porteuses de deux projets bien en vue et impliquées à ce titre dans l’évènement.
Les grands sujets de l’océan sont effectivement au menu : climat, biodiversité (aires marines protégées), océan profond et enjeux géopolitiques, ressources génétiques, pêche et systèmes alimentaires, pollution plastique, décarbonation du transport maritime, partage des savoirs et capacités technologiques avec le Sud… Près de 500 interventions orales sont prévues, tables rondes, interventions auprès du grand public en zone verte. Si la présence américaine est allégée en raison de l’interdiction de chercheurs (de la NOAA, de l’USGS) de s’y rendre, quelque 150 figurent sur la liste des participants.
L’objectif de ce « pilier scientifique de l’Unoc3 », selon François Houllier, président de l’Ifremer et du Congrès, « est de fournir aux décideurs politiques ainsi qu’à la société une expertise approfondie sur la santé de l’océan, sur ses trajectoires futures, sur les services qu’il rend ». À l’issue, des recommandations concrètes sur ces sujets seront adressées aux chefs d’État. Elles auront pour but d’alimenter les discussions sur les mêmes thèmes, versant politique cette fois, qui auront lieu entre États dans l’enceinte officielle des Nations unies, du 9 au 13 juin.
« Ce moment marquera la reconnaissance du rôle central de la science dans la préparation, la mise en œuvre et l’évaluation des politiques », affirment les organisateurs. Pour Françoise Gaill justement, « l’un des grands débats sera la question du rapport entre science et politique. Une partie des scientifiques est agacée par le manque d’actions concrètes par rapport aux connaissances qu’on a. »
Jean-Baptiste Sallée fait partie de ceux-là. « Je ne veux pas servir d’alibi scientifique », explique le chercheur (CNRS) en océanographie physique. « Les connaissances, on les a. On a toujours besoin de plus de science, pour comprendre, mais on en sait largement assez pour prendre beaucoup de mesures ». Avec des collègues de son laboratoire, lassés du « double discours » entre la parole et les actes, ils ont décidé de ne pas se rendre à Nice. « Je vois tout ça comme de l’affichage. La France a tendance à se positionner en bon élève au niveau international. Et c’est vrai, elle est souvent motrice dans les négociations. Mais à la suite de ça, on s’aperçoit que rien ne se passe au niveau national. »
Il prend l’exemple très classique des aires marines protégées : en France, 30% le sont en théorie, mais 1,6% le sont réellement – parce que, notamment, la pêche au chalut, destructrice pour les fonds, y est autorisée. Dans une note de blog, Julien Rochette, expert océan de l’Institut du développement durable et des relations internationales, rappelle ainsi que « [l]a politique maritime et côtière [de la France] n’est pas toujours exemplaire et de nombreuses voix s’élèvent actuellement, et à juste titre, pour critiquer le manque d’ambition de son réseau d’aires marines protégées, la pollution du milieu marin par les activités terrestres ou encore les trop nombreuses subventions néfastes qui contribuent à la détérioration de la santé de l’océan. »
Il y a un an, Jean-Baptiste Sallée faisait partie des 260 scientifique signataires d’une tribune acerbe dans Le Monde, titrée : « Une défiance grandissante s’installe dans notre communauté scientifique vis-à-vis du pouvoir politique ». « Nous observons depuis des années, comme nombre de nos concitoyens, le clivage entre annonces et (in) action publique. À force de désillusions, nous prenons l’habitude de nous méfier », écrivaient-ils, tandis que « tous les signaux sur l’océan et le climat sont au rouge ».
Marina Lévy admet que son enthousiasme pour ce congrès et pour l’Unoc n’est pas partagé, que l’intérêt de ses confrères et consoeurs « est très éclectique ». Si elle ne peut que partager le constat, irréfutable, d’un océan à la dérive, elle rejoint « ceux qui estiment que si l’on n’avait rien fait, ce serait pire ». Elle regrette simplement que « le discours négativiste prenne le pas. Quand on s’oppose, on parle, alors que les gens qui sont positifs sur ce genre de conférence ne vont pas se manifester ou écrire des tribunes pour dire « c’est super ». »
Le séisme anti-science outre-Atlantique, dont les répliques se poursuivent, a eu un effet d’électro-choc chez les partenaires hexagonaux, et n’est probablement pas étranger à cette dynamique. Il flotte dans les labos un parfum de « ça peut aussi nous arriver ». « Les deux autres Unoc ont été des moments très importants. Mais il y a la conviction que celle-ci l’est encore plus avec ce qui se passe aux États-Unis, relève Françoise Gaill. On voit très bien que la rationalité n’est pas une évidence pour tout le monde et que nous, scientifiques, sommes les premiers attaqués. C’est quand même dingue », souffle-t-elle. S’il a été élaboré bien avant, « le Congrès va répondre » à cette lame de fond, promet cette spécialiste de la faune des abysses qui fut l’une des architectes du One Ocean Summit en 2022, à Brest. « Ce sera une façon d’affirmer nos valeurs. Ursula von der Leyen [président de la Commission européenne] a énoncé, lors de sa venue à la Sorbonne [université parisienne], que la recherche fondamentale était une valeur de l’Europe, au cœur de l’esprit européen. C’était la première fois que j’entendais cette affirmation aussi clairement. Pour moi, c’est très important. »
Pour l’océan, comme pour le climat, son grand rouage, le temps presse pour parer à la dégradation. Mais la gouvernance de l’océan très éclatée dans un fonctionnement sectoriel. « Nous ne disposons pas, comme pour le Giec pour le climat ou l’IPBES pour la biodiversité, d’un outil d’aide à la décision », explique Olivier Poivre d’Arvor.
Lors du Congrès puis durant l’Unoc, plusieurs initiatives d’envergure seront ainsi lancées pour « irriguer durablement l’action publique pour l’océan » de manière globale. « On voit que quand des actions positives, des programmes efficaces et des restaurations sont mises en place, la santé de l’océan peut être restaurée », explique l’océanologue Jean-Pierre Gattuso, qui co-organise le Congrès. Parmi elles, trois sortent du lot en raison de leur potentiel à long terme, de leur dimension collaborative, de leur philosophie opérationnelle et de l’ambition holistique de leur service.
L’Ipos, la Plateforme internationale pour un océan durable. L’envoyé spécial pour l’océan Poivre d’Arvor la voit comme « l’héritage scientifique » de l’Unoc3. « Toute la mission de l’Ipos va être de renforcer la capacité des États à implémenter leurs engagements », explique Maxime de Lisle, son coordinateur. Imaginée et chapeautée par la biologiste Françoise Gaill, elle a d’abord été présentée comme un Giec de l’océan – « c’était l’idée initiale », confirme-t-elle. « Une ambition démesurée », reconnaît Olivier Poivre d’Arvor. On en est même assez loin, son objectif étant de s’appuyer sur la connaissance pour élaborer des pistes d’actions précises.
La force de cette innovation tiennent dans son principe, assez simple, sous forme de question-réponse : un État indique à l’Ipos qu’il souhaite améliorer un objectif précis ; l’Ipos créé un groupe de travail interdisciplinaire et livre « en quelques semaines » une synthèse des connaissances sur le sujet, ou « en une année » des propositions de politiques publiques.
La Plateteforme prétend à « traiter de tous les sujets » liés à l’environnement marin, pollution plastique, aires marines, surpêche…. « Ca va être du sur-mesure », vante Maxime de Lisle, « ça va être rapide, et pour cela on va utiliser entre autre l’intelligence artificielle » – une technologie pourtant énergivore – et « ça va être inclusif » : les savoirs académiques, autochtones, du secteur privé, de la société civiles seraient mobilisés. Les résultats de ces études de cas seront partagés publiquement.
Un test est en cours aux Seychelles. « On a développé avec eux un outil d’IA « OceanGPT », grâce auquel on les a aidés à travailler sur une politique d’économie circulaire : comment éviter que la pollution plastique arrive en mer et comment on crée de l’économie bleue dans ce pays ». OceanGPT puisera ses réponses dans une base de 800 000 articles et rapports.
À partir de septembre, entre dix et vingt pays seront accompagnés pendant deux ans. En 2027, l’Ipos devrait être intégré à l’Unesco. Avec la France, la Chine est la principale puissance à soutenir la plateforme. Financée en grande partie par la Commission européenne, l’assureur Axa, le numéro 2 du luxe Kering et le fonds Kresk 4 Ocean, elle démarre avec un budget d’un peu plus de 5 millions d’euros.
Mercator Océan devient intergouvernementale. Mercator Océan est une organisation européenne, basée en France, qui surveille et établit les prévisions de l’état de l’océan (températures, courant, élévation, acidité, salinité, biomasse, oxygène…) depuis plus de vingt ans. À partir de cette masse de données, elle établit des prévisions. C’est elle qui par exemple est derrière le service marin de Copernicus, le programme spatial de l’Union européenne qui collecte et restitue les données sur l’état de la Terre, à travers notamment le Rapport annuel sur l’état de l’océan. Tous les usagers de la mer peuvent avoir recours à ce service.
Mercator va muer en une organisation intergouvernementale dédiée aux systèmes et services océaniques numériques. « On invite tous les États européens [plus l’Islande, la Norvège, Monaco et le Royaume-Uni, NDLR] à rejoindre la gouvernance » pour bénéficier de « cet outil d’aide à la décision », explique Pierre Bahurel, polytechnicien et directeur général de Mercator Océan.
Le pilier scientifique de ce pacte, c’est le Jumeau numérique de l’océan (JNO), qui ouvrirait, s’extasie Pierre Bahurel, « une nouvelle ère de l’océanographie opérationnelle ». En gestation depuis le One Ocean Summit de 2022 à Brest, un premier prototype sera dévoilé. Il doit devenir une représentation virtuelle et interactive de l’océan, grâce à la compilation de données issues des satellites et des milliers de capteurs disséminés dans le monde. Ces données concernent tous les comportements et caractéristiques de l’océan, en surface et en vertical dans la colonne d’eau, les observations en temps réel et passées, et permettront surtout d’élaborer les scénarios futurs. Par exemple, la dérive des déchets plastiques pourrait être modélisée en fonction des courants marins. Le JNO vise entre autre à soutenir le Pacte européen pour l’océan, lancé par la Commission européenne. Bientôt soumis pour adoption, ce texte soit servir de cadre de référence unique pour toutes les politiques de l’Union relatives à l’océan.
Starfish, l’océan pour tous. Avec son nom qui sonne un peu gadget, c’est l’innovation qui se veut la plus accessible. Cette étoile de mer sera un portail internet, starfishbarometer.org, qui ouvrira dimanche 8 juin. Il aura pour fonction de dresser le bilan de santé de l’océan. « C’est un baromètre, adossé à un article de synthèse scientifique, qui vise à offrir une sélection annuelle des avancées majeures sur l’état global de l’océan », explique l’océanologue Marina Lévy. Il doit permettre, tous les 8 juin, journée mondiale de l’océan, de faire le bilan des avancées de l’Unoc. « Il y a un véritable savoir scientifique sur les enjeux de l’océan, mais il est dispersé et noyé sous un flot d’informations approximatives ou inexactes. L’objectif est donc de faire une curation des faits marquants de l’année, chiffrés, validés par les scientifiques, sélectionnés pour leur pertinence et leur fiabilité. » Des émissions de CO2 des bateaux aux espèces en voie d’extinction, en passant par le coût des tempêtes, des inondations et des pollutions pour les inondations : « chaque branche représente une facette de notre relation avec l’océan. En haut, l’état de l’océan et des deux côtés, les actions positives et négatives de l’homme sur l’océan. »
La création d’un réseau international d’universités marines, Imune, d’une alliance des acteurs européens de l’espace, Space4Ocean, ou encore la mission d’exploration Neptune, une coalition de 15 grandes flottes océanographiques, dont l’Inde, le Brésil, l’UE, le Royaume-Uni, complètent l’écheveau d’innovations adossées à l’Unoc. Elles rejoignent les nombreux autres projets, menés par exemple par l’Unesco dans le cadre de la décennie des sciences océaniques (cartographie exhaustive des fonds marins, équipement de 10 000 navires pour approfondir les observations marines in situ…). Ce ne sont là que quelques exemples d’une communauté scientifique en mouvement, de plus en plus ouverte et sensibilisée à l’importance de faire comprendre son travail au plus grand nombre et de servir l’action politique. Mais aussi consciente que son rôle moteur et les attentes qu’elle suscite l’exposent et la fragilisent.