Pourquoi les bases françaises en Antarctique sont en danger
11 avril 2025
11 avril 2025
La station franco-italienne Concordia, installée dans une région appelée « Dôme C », est un site de pointe pour la recherche climatique mondiale, dans laquelle la France a eu un rôle de pionnier depuis plusieurs décennies.
« L’IPEV est en danger », a annoncé Olivier Poivre d’Arvor, ambassadeur des pôles et des enjeux maritimes, le 2 avril, lors d’un colloque, à l’Assemblée nationale, organisé par les députés Clémence Guetté et Jimmy Pahun, coprésidents du groupe d’études Arctiques, Antarctiques, TAAF (Terres australes et antarctiques françaises) et grands fonds océaniques. L’IPEV est l’acronyme de l’Institut polaire Paul-Émile-Victor, créé en 1992, qui compte une cinquantaine de personnes et s’occupe de la logistique pour faire vivre les bases scientifiques françaises en Arctique et en Antarctique.
En temps normal, son budget de fonctionnement est déjà trop serré, et il faudrait plus de 100 millions d’euros pour remettre en état la station Dumont-d’Urville, située sur les côtes de Terre-Adélie, qui sert de base logistique pour la station franco-italienne Concordia, à plus d’un millier de kilomètres à l’intérieur du continent blanc. Et malgré les promesses d’Emmanuel Macron fin 2023, les financements n’arrivent qu’au compte-goutte pour maintenir l’IPEV à flot, et risquent de se tarir dans le contexte actuel de disette budgétaire.
Concordia, installée dans une région appelée « Dôme C », est un site de pointe pour la recherche climatique mondiale, dans laquelle la France a eu un rôle de pionnier depuis plusieurs décennies. C’est dans cette région qu’ont été récupérées les carottes de glace qui vont permettre de reconstruire le film du climat terrestre depuis plus d’un million d’années. Les bulles d’air enfermées dans la glace servent à corréler la concentration du gaz carbonique dans l’atmosphère à la température. Les derniers tronçons de glace, refroidis dans des congélateurs spéciaux à – 50 °C, « sont en route » pour la France, afin de livrer leurs secrets « dans quelques années », a expliqué Amaëlle Landais, directrice de recherche au LSCE (laboratoire des sciences du climat et de l’environnement).
La déclaration de l’ambassadeur des pôles a donc été un coup de tonnerre pour les quelque 200 personnes, dont de nombreux scientifiques, présentes le 2 avril à l’Assemblée nationale. « On a tous été très surpris », confirme Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue au CEA, qui conduit une recherche sur le cycle de l’eau en Antarctique, avec le soutien de l’Institut polaire. « L’an dernier, le projet était d’adosser l’IPEV à un institut plus grand, l’Ifremer. Mais le dossier a été rangé dans un tiroir », raconte un glaciologue. Une autre solution serait envisagée actuellement, celle d’adosser l’IPEV aux services techniques du CNRS.
Ces atermoiements mettent en péril la recherche polaire française. Le biologiste Yan Ropert-Coudert, le directeur de l’IPEV, vient, selon nos informations, de démissionner. « Pour convenance personnelle, il y a plus d’un mois », confirme-t-on au CNRS. Est-ce un simple hasard du calendrier ? Un constat d’impuissance ? Contacté, le scientifique n’a pas répondu à nos sollicitations. Son prédécesseur, Jérôme Chappellaz, avait jeté l’éponge en 2022, déplorant le manque de financements de l’État pour la recherche polaire.
Olivier Poivre d’Arvor avait pourtant réussi à convaincre Emmanuel Macron de financer ce dossier. En novembre 2022, il proposait une nouvelle stratégie polaire française, prévoyant 120 millions d’euros pour moderniser la station vétuste de Dumont-d’Urville, où doit être construit un nouveau quai d’accostage. Convaincu, Emmanuel Macron avait annoncé, en novembre 2023, au One Polar Summit, un projet de financement de 1 milliard d’euros. Mais les promesses tardent à se concrétiser. Certes, de petits financements ont été débloqués pour l’IPEV, mais « l’argent sert à combler les déficits », indique Jimmy Pahun, député du Morbihan. Des rallonges avaient été accordées en urgence par le précédent gouvernement, notamment pour acheter du gazole pour alimenter en énergie la station !
Dumont-d’Urville est pourtant un site majeur de la recherche française qui abrite plus d’une vingtaine de personnes pendant l’hiver et une centaine durant l’été austral. « La station, ouverte en 1956, constitue un véritable campus scientifique avec une cinquantaine d’installations », précise le rapport sur la stratégie polaire d’Olivier Poivre d’Arvor. « Elle a un intérêt majeur pour l’étude de l’atmosphère, de la calotte glaciaire, des phénomènes géophysiques et des populations animales, avec plus de 70 ans d’informations collectées annuellement, par exemple, sur le manchot empereur », note un rapport scientifique.
Yannick Fagon, le chef du projet pour la reconstruction de la station Dumont-d’Urville, qui n’est plus aux normes environnementales, a annoncé que la feuille de route avait pris un an de retard. Elle sera livrée, au mieux, fin 2026. Il estime qu’il faudrait « quarante ans pour moderniser la station vétuste », bien loin du projet initial de dix ans. La construction y est très onéreuse, car « de 25 % à 55 % du coût total est lié à l’acheminement des matériaux ». Pour la « précédente station, tout, absolument tout avait été construit par les équipes en région et acheminés depuis Hobart (en Tasmanie, NDLR), à 2700 kilomètres » de distance.
« Mais à chaque changement de gouvernement, l’étude sur l’IPEV semble repartir à zéro », déplore le glaciologue Gaël Durand, qui assure que la communauté scientifique a un besoin indispensable d’un « opérateur polaire, qui est une agence logistique critique pour accéder au continent blanc et permettre la recherche ».
Pour permettre à l’IPEV de survivre et trouver les financements nécessaires, Olivier Poivre d’Arvor propose qu’une réunion interministérielle se tienne entre le ministère de la Recherche et ceux de l’Environnement, de la Défense, des Affaires étrangères et le cabinet du premier ministre. Car au-delà des questions fondamentales de recherche, les enjeux sont aussi géopolitiques, économiques, diplomatiques et militaires. La Chine et les États-Unis ont déjà renforcé leur présence en Antarctique. La Norvège veut investir 180 millions d’euros pour accueillir 100 personnes dans sa station Troll. La Grande-Bretagne a consacré 140 millions d’euros pour son nouveau bâtiment Discovery, et « l’Inde veut accueillir, en permanence, 140 personnes », ajoute Yannick Fagon.
Après les tensions notées depuis plus de deux ans, notamment avec la Chine et la Russie, qui s’opposent à la création de nouvelles aires marines protégées à la limite du continent blanc, une possible sortie des États-Unis du traité de Madrid est redoutée. Ce texte avait sanctuarisé l’Antarctique, jusqu’en 2048, comme « réserve naturelle consacrée à la paix et à la science ». Dans le contexte des tensions actuelles, « il y a besoin de tisser des coopérations scientifiques internationales, un peu sur le modèle de ce qu’avait construit le glaciologue Claude Lorius à son époque avec les Américains et les Soviétiques », espère Valérie Masson-Delmotte.