Réchauffement de l’océan : les écosystèmes marins en sursis
28 novembre 2024
28 novembre 2024
Les cinq océans des cartes géographiques actuelles (Atlantique, Arctique, Austral, Pacifique, Indien) n’en forment en réalité qu’un seul du fait de leur interconnexion par le grand courant circumocéanique thermohalin. Néanmoins, ils abritent toute une diversité d’habitats et d’espèces, des pôles aux tropiques, des côtes au large, de la surface aux grands fonds. Et pour cause : c’est dans l’océan qu’est apparue la vie. Les plus anciens fossiles connus, d’origine marine, datent d’environ 3,7 milliards d’années : ce sont les stromatolithes, des structures construites par des cyanobactéries. Ces bactéries sont aussi les premiers organismes qui ont été capables de photosynthèse, c’est-à-dire de dissocier le dioxyde de carbone (CO2) et de produire de l’oxygène (O2). Ce gaz s’est accumulé dans l’océan et l’atmosphère, entraînant ainsi un changement de l’atmosphère terrestre propice à une grande diversification du monde vivant.
C’est encore dans l’océan que se sont d’abord diversifiés les grands groupes du vivant pendant plus de 3 milliards d’années, avant les premières sorties de l’eau et la conquête des continents par des représentants de la flore et de la faune, à partir de 500 millions d’années. Certains groupes du vivant sont restés inféodés au monde marin, comme les échinodermes (oursins, étoiles de mer, concombres de mer), d’autres sont retournés en mer, comme certains dinosaures, tortues ou mammifères.
Aujourd’hui, l’océan abrite une biodiversité remarquable, des microorganismes les plus extraordinaires, comme des virus géants, jusqu’aux représentants de la faune actuellement les plus grands (la baleine bleue mesure entre 20 et 25 mètres en moyenne), ou les plus âgés (le requin du Groenland est capable de vivre quatre cents ans). Une richesse qui reste d’ailleurs encore largement méconnue, en particulier dans les grands fonds. Depuis les temps préhistoriques, les écosystèmes marins offrent de nombreux bénéfices aux sociétés humaines. Toutefois, de multiples pressions s’exercent sur l’océan, liées à l’intensification des activités humaines ces dernières décennies. Surpêche, aquaculture non durable, urbanisation des côtes, intensification du commerce maritime, pollutions variées détruisent les écosystèmes marins. Tout aussi inquiétant, même si moins tangible que sur les continents, le dérèglement climatique actuel, lié à l’augmentation drastique d’émissions de gaz à effet de serre, en particulier de CO2, dans l’atmosphère due aux activités humaines, constitue une menace pour nombre d’espèces marines, dont on commence à mesurer l’ampleur.
Jusqu’à présent, l’océan a absorbé près de 90 % de l’excès de chaleur induit par les gaz à effet de serre. Il nous a ainsi largement protégés en limitant le réchauffement de l’atmosphère. Toutefois, cela n’est pas sans conséquences pour sa dynamique et la biodiversité qu’il abrite. L’océan s’est en effet réchauffé dans ses eaux de surfaces d’en moyenne 0,11 °C par décennie, mais aussi en profondeur. Or, à la différence des espèces homéothermes qui, comme l’humain, régulent leur température, et hormis quelques-unes retournées à la mer, comme les oiseaux et les mammifères marins, les animaux océaniques sont ectothermes : ils ne régulent pas leur température. Ainsi, l’augmentation de température les affecte directement, qu’il s’agisse de coraux, mollusques, crustacés, poissons ou tortues. Elle influe aussi sur le phytoplancton – les microalgues à la base des réseaux trophiques marins, c’est-à-dire de l’ensemble des chaînes alimentaires océaniques. La température agit sur le fonctionnement de ces organismes à toutes les échelles, des activités moléculaires et cellulaires jusqu’aux régulations des cycles de vie – développement, croissance, reproduction. Ces perturbations affectent en chaîne les populations et les interactions des espèces, bouleversant les réseaux trophiques et les écosystèmes.
Une conséquence dramatique et largement médiatisée du réchauffement est le blanchissement des coraux, qui reflète la perte de leurs algues symbiotiques, essentielles à leur métabolisme, et entraîne leur mort. Ainsi, on estime que la moitié de la Grande Barrière de corail le long des côtes australiennes a été perdue dans les trente dernières années. Vu le rôle essentiel des récifs coralliens comme habitat pour une grande biodiversité, dont les poissons tropicaux qui nourrissent les sociétés locales, on comprend les conséquences en chaîne de ces bouleversements pour les écosystèmes et les sociétés qui en dépendent. Sans compter la protection vis-à-vis des fortes vagues, voire des tsunamis, que les récifs coralliens offrent au littoral et aux sociétés qui y habitent, alors que les événements climatiques extrêmes s’intensifient.
Le réchauffement de l’océan n’épargne pas non plus les espèces d’eaux froides, comme le montre l’exemple frappant du crabe des neiges. Cet animal iconique de la mer de Behring était l’objet d’une activité importante de pêche. Or on observe un effondrement de ses populations, avec la disparition de plus de 10 milliards d’individus depuis 2018. En 2023, en modélisant la dynamique des populations de ces crabes en fonction de différents facteurs de stress, des chercheurs du Centre des sciences halieutiques de l’Alaska ont montré que cet effondrement était lié à une forte vague de chaleur qui a frappé l’est de la mer de Behring en 2018 et 2019.
Le réchauffement de l’eau modifie aussi la répartition des espèces. Comme sur le continent pour les populations de papillons ou d’oiseaux, dont on répertorie le déplacement progressif vers le nord, on observe la migration des espèces marines en réponse au réchauffement de l’océan vers les eaux plus froides, plus au nord ou plus profondes. C’est ainsi qu’on trouve désormais en Bretagne des sparidés, comme la daurade royale, qu’auparavant on rencontrait surtout en mer Méditerranée et sur la côte atlantique, ainsi qu’un nombre de plus en plus important d’espèces tropicales en Méditerranée, venant de la mer Rouge par le canal de Lesseps ou de l’Atlantique par le détroit de Gibraltar, comme le barracuda ou le poisson-lion.
Si l’arrivée de nouvelles espèces dans les eaux de la Manche et de la Baltique représente une nouvelle ressource pour les pêcheries des pays « du Nord », le déclin de la biodiversité dans les tropiques est une des multiples menaces que font peser les changements globaux sur les sociétés « du Sud » dont la sécurité alimentaire, les activités économiques et culturelles dépendent fortement de cette biodiversité. On assiste notamment à une migration vers le nord des poissons ouest-africains, dont la sardinelle ronde, plat national sénégalais et source majeure de protéines animales, qui se fait désormais rare sur les côtes sénégalaises.
Les études actuelles sur un grand nombre d’espèces indiquent que celles de l’océan se déplacent vers les pôles en moyenne beaucoup plus vite que celles terrestres. En 2013, une vaste métaanalyse menée par une équipe internationale a estimé à environ 50 kilomètres par décennie la vitesse moyenne de déplacement des organismes marins vers les eaux froides, avec des disparités importantes selon les espèces, le phytoplancton se déplaçant plus vite que les poissons pélagiques, eux-mêmes plus rapides que la faune benthique (des fonds marins). Ces disparités sont elles-mêmes à l’origine de perturbations dans les réseaux trophiques qui amplifient les conséquences en chaîne du réchauffement de l’océan.
Par ailleurs, l’impact du changement climatique actuel sur l’océan a d’autres effets sur sa biodiversité. En effet, outre l’excès de chaleur, l’océan absorbe plus de 30 % de l’excès de CO2 émis. Là encore, ce phénomène n’est pas anodin, car il capte le CO2 de deux façons, d’une part via la photosynthèse planctonique, base des réseaux trophiques océaniques, mais d’autre part à travers la dissolution directe du CO2, qui entraîne son acidification. Cette acidification altère la formation des squelettes carbonatés des espèces comme les coraux ou les mollusques (ormeaux, huîtres…) ; elle perturbe aussi des fonctions physiologiques variées comme les régulations ioniques chez les poissons, dont elle augmente le coût énergétique, la digestion chez les larves d’oursin ou même l’odorat chez des requins.
Le réchauffement est aussi, avec les pollutions, une cause de la désoxygénation des eaux. On estime à 2 % la perte d’oxygène de l’océan entre 1960 et 2010, une menace vitale pour la biodiversité marine qui contribue aux changements de répartition et à la mortalité de certaines espèces, comme des poissons, tout en en favorisant d’autres, moins sensibles, comme des méduses, ainsi qu’on le constate en Méditerranée.
Enfin, une conséquence majeure du changement climatique est la montée du niveau de la mer, en moyenne de plus de 20 centimètres depuis un siècle, résultant de sa dilatation et de la fonte des glaces. Ses effets sont très importants sur les écosystèmes côtiers et les sociétés humaines en zones littorales, des petites îles du Pacifique déjà en proie à la submersion, comme Tuvalu, jusqu’aux mégalopoles côtières sur tous les continents, avec l’exemple frappant de l’Indonésie, qui a lancé la relocalisation de sa capitale Jakarta sur l’île de Bornéo.
Œuvrer pour un océan en bonne santé est une responsabilité commune et un objectif de durabilité et d’équité, tant intergénérationnelle qu’entre pays « du Nord » et « du Sud ». Les Nations unies ont reconnu l’importance de ces enjeux en déclarant 2020-2030 la « décennie des sciences océaniques pour le développement durable » et en lançant une série de conférences des Nations unies sur l’océan, dont la prochaine se tiendra en 2025 en France. Le 21 mai 2024, à la suite d’un appel lancé en 2021 par deux petits États insulaires, Antigua-et-Barbuda et Tuvalu, le Tribunal international du droit de la mer a rendu l’avis que « les États parties à la Convention internationale de Montego Bay ont l’obligation de prévenir, réduire et maîtriser la pollution marine résultant des émissions de gaz à effet de serre ». Un pas historique vers une justice climatique indispensable.