Voici pourquoi reconnaître à la mer Méditerranée un statut d’entité naturelle juridique est nécessaire et réaliste
22 novembre 2024
22 novembre 2024
Elle ne représente que 1 % de la surface terrestre, mais abrite 10 % de sa biodiversité. La mer Méditerranée est pourtant devenue fort vulnérable face aux bouleversements du climat et la dégradation des environnements. Autant de signaux alarmants nous invitant à repenser sa protection et son identité.
Accorder à la mer Méditerranée un statut d’entité naturelle juridique pour mieux la protéger. Depuis que l’idée est lancée, elle a pu être taxée tout à la fois d’irréalisable, d’utopique, de naïve, de dangereuse… Voici au moins quatre arguments qui montrent, à l’inverse, que ce projet est non seulement souhaitable, mais aussi nécessaire et réaliste.
Reconnaître des droits à des éléments de la nature, c’est la dernière étape en date dans l’histoire du droit, faite de reconnaissance et de conquêtes progressives de droits subjectifs par des êtres vivants. Les obstacles dans les combats pour l’égalité, pour se voir reconnaître des droits, depuis toujours, ont été nombreux, celles et ceux qui les ont menés le savent.
Ainsi, au XVIe siècle, le religieux espagnol Bartolomé de Las Casas plaidait pour la reconnaissance de l’humanité des indigènes amérindiens et leur droit à un traitement juste. En face, l’homme d’Église Juan Ginés de Sepúlveda, justifiait la conquête et l’asservissement des indigènes sous prétexte de leur supposée infériorité. S’en suivirent des mois de débats, avant que Charles Quint ne tranche en faveur de Las Casas.
En France, les planteurs et commerçants coloniaux soutenaient que l’économie des colonies, principalement basée sur la production de sucre, de café, et d’autres produits agricoles, dépendait entièrement de la main-d’œuvre esclave. Ils craignaient que leur affranchissement ne génère une hausse des coûts de production, l’insécurité économique et une chute de la compétitivité des produits français sur le marché international, sans parler de la déstabilisation de l’ordre colonial. Les propriétaires d’esclaves exigeaient également des compensations financières en cas d’abolition, car ils considéraient les esclaves comme une « propriété ». Il en aura fallu de l’humanisme et de la persévérance pour dépasser ses obstacles pour en arriver au décret d’abolition de l’esclavage du 27 avril 1848.
On peut aussi citer d’Olympe de Gouges se battant dans sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (1791), pour la reconnaissance des femmes en tant qu’égales aux hommes dans les droits et la dignité. Face à elle, certains opposants, influencés par les théories essentialistes, affirmaient que les femmes, par leur nature biologique, étaient moins aptes que les hommes à participer à la vie publique ou politique. Elles seraient, selon eux, plus émotives, moins rationnelles et mieux adaptées aux tâches domestiques et à la maternité. Le rôle « traditionnel » des femmes soutenu par l’Église catholique en France fut aussi un argument utilisé pour des raisons inverses par d’autres opposants à l’égalité craignant le conservatisme religieux des femmes. Il a fallu attendre 1944 pour que les femmes en France obtiennent le droit de vote et 1965 pour avoir celui de détenir leur propre compte bancaire et le combat des femmes pour l’égalité n’est pas terminé.
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Pour la reconnaissance des droits de la Nature, les obstacles sont connus. Parmi eux, le statut actuel juridique des éléments de la Nature réduits à celui de biens, à l’instar des esclaves, appropriables par les individus ou par leurs regroupements. L’idée que d’une part les humains sont supérieurs aux autres éléments de la Nature est souvent associée à la pensée occidentalo-judéo-chrétienne. L’idée que la Nature est un bien (ou patrimoine) que l’homme peut exploiter à sa guise est aussi imputée à la philosophie de René Descartes, qui érigeait l’homme doué de science, « comme maître et possesseur de la nature » dans Le Discours de la méthode. Ce dernier n’était sans doute pas le premier à prôner cette idée, mais il a en effet contribué à une conception mécaniste de la nature.
Ces idées sur lesquelles la pensée occidentale s’est construite au cours de ces derniers siècles, qui se sont renforcées avec la domination technologique des forces de la nature, le recours accru aux « ressources naturelles » et le capitalisme, ont la vie dure. Penser à supprimer ou réduire l’inégalité juridique dans les relations entre humains et vivants non humains des mondes végétal, animal, minéral ou aquatique reviendrait dangereusement, pour un certain nombre de penseurs (juristes compris), à diminuer la supériorité humaine sur ces mondes. Le non-dit, corollaire, c’est que ça limiterait l’exploitation capitaliste des éléments de la Nature au nom du profit. Il est bien là l’obstacle à dépasser.
De fait, le constat est, dans l’arène juridique, que les relations entre les humains (et leurs groupements) et le non-humain vivant ou non, réduit au statut de bien, sont à sens unique, asymétriques et sources d’injustices et d’inégalités créées par le droit lui-même, tels que les privilèges découlant du droit de propriété des humains ou de souveraineté des États, ou encore l’absence d’intérêt propre à agir des éléments de la Nature pour ne citer que celles-là. Certes, des correctifs ont été apportés par le droit de l’environnement depuis une cinquantaine d’années. Ils demeurent cependant insuffisants et ne modifient en rien l’inégalité dans les interactions juridiques. Tout ceci doit donc nous amener à réfléchir autrement, à tester de nouvelles solutions pour accélérer les changements en faisant évoluer le statut juridique de la Nature et ses éléments. Les sortir de la catégorie des biens et leur reconnaître des droits, pas seulement comme bénéficiaires, cela existe déjà, mais en tant que titulaires.
Peu le savent, mais le statut d’entités naturelles juridiques a déjà été utilisé en France.
Fin juin 2023, la Province des Îles Loyauté en Nouvelle-Calédonie adoptait une règlementation sur le droit du vivant dans laquelle était inscrite la création d’une nouvelle catégorie de sujets de droit, les entités naturelles juridiques (ENJ), que nous avions surnommées « anges », fidèles à la transcription phonétique [ɑ̃ʒ] de l’acronyme. Les ENJ ne sont ni des personnes juridiques ni des biens et ont leur propre régime juridique. Requins et tortues avaient ainsi été les premières espèces animales vivantes, emblématiques dans la culture kanake, à bénéficier de ce nouveau statut juridique, placé en haut de la hiérarchie de protection du Vivant. Les élus de la province, en accord avec les autorités coutumières des Îles Loyauté avaient décidé de reconnaître la qualité de sujet de droit à des éléments de la Nature en vertu du principe unitaire de vie, au cœur de la vision du monde kanak où l’homme et la Nature ne font qu’un.
Un an plus tard, dans le cadre d’un contentieux administratif à l’initiative de l’État, le Conseil d’État avait, cependant, dans un avis, conclu à l’incompétence de la province à créer des entités juridiques naturelles estimant que cette démarche relevait de la Nouvelle-Calédonie, dépositaire depuis 2013 de la compétence normative en matière de droit civil. Sur cette base, le tribunal administratif de Nouméa a annulé les dispositions de juin 2023 relatives aux ENJ. Les requins et tortues des eaux loyaltiennes n’auront été des anges qu’un an. Néanmoins, cette brève expérience a créé un précédent et montre qu’il est toujours possible de réformer le droit. Le passé nous montre lui que la reconnaissance de nouveaux droits a façonné l’histoire et demeure même à l’origine de droits que presque personne aujourd’hui ne penserait à remettre en question.
La mer Méditerranée, souvent qualifiée de berceau des civilisations, est bien plus qu’un simple espace maritime. Ses eaux abritent une biodiversité exceptionnelle (10 % de la biodiversité mondiale), essentielle pour le climat, les économies locales et la culture des peuples qui l’entourent. Pourtant, aujourd’hui, elle subit des pressions inédites. Pollutions, surpêche, hausse des températures et acidification des eaux, sans oublier les tensions géopolitiques qui sapent les efforts de protection.
Les initiatives actuelles de protection de la Méditerranée, bien qu’importantes, sont fragmentées et de ce fait souvent inefficaces. La Méditerranée englobe plus d’une vingtaine de territoires maritimes, zones économiques exclusives des États côtiers incluses. Les conventions internationales comme la Convention de Barcelone, ou des projets de création de zones marines protégées, peinent à enrayer la dégradation de l’écosystème. Ces initiatives restent tributaires des intérêts nationaux ou européens et économiques de chacun des 21 pays riverains. Face à ces menaces croissantes, une approche nouvelle se profile : la reconnaissance de la Méditerranée comme sujet de droit. En transformant la Méditerranée en un sujet de droit, on déplacerait le centre de gravité des politiques environnementales vers une approche holistique, où la protection de l’intégrité de la mer deviendrait une priorité absolue.
On passerait à une gouvernance unifiée et une responsabilité collective à l’échelle régionale et transfrontalière. Un tel changement impliquerait que les États et les entreprises opérant dans cette région soient responsables des atteintes à l’intégrité de la mer en tant qu’entité vivante. En clair, polluer la Méditerranée reviendrait à violer les droits de cette entité, créant des responsabilités juridiques tangibles pour les acteurs en cause.
Si la reconnaissance des droits de la Méditerranée comme entité naturelle juridique offre des perspectives prometteuses, le chemin pour y parvenir sera long. La première difficulté réside dans la mise en place d’un cadre juridique international contraignant. Les droits de la Nature, bien que reconnus dans certains pays, peinent à s’imposer au niveau mondial. Chaque État riverain de la Méditerranée a ses propres priorités économiques, politiques et environnementales, et il pourrait être difficile de les amener à adopter un cadre commun. Il est donc souhaitable de commencer avec quelques pays qui partageraient cette ambition pour la Méditerranée.
Un autre obstacle réside dans l’application de ces droits. Qui serait en charge de défendre les intérêts de la Méditerranée ? La reconnaissance d’écosystèmes naturels comme sujets de droit ailleurs dans le monde s’est accompagnée de la nomination de gardiens et de porte-parole, responsables de la protection des intérêts des entités reconnues comme personnes juridiques et de leur représentation devant les tribunaux. Un mécanisme similaire pourrait être envisagé pour la Méditerranée, avec la création d’une entité internationale ou d’une organisation (ou la transformation d’une déjà existante) dédiée à la défense de ses droits.
Ces gardiens pourraient inclure des représentants d’États, mais aussi des scientifiques, des ONG et des représentants des professionnels de la mer, des citoyens. Mais l’on peut aussi imaginer, en s’inspirant du modèle de l’Union européenne et de ses institutions, une nouvelle forme de gouvernance écologique de la mer avec ses propres organes issus d’une démocratie transméditerranéenne. Cette nouvelle gouvernance encouragerait, dans un esprit de justice environnementale, l’émergence d’initiatives innovantes pour répondre aux défis environnementaux, économiques et sociaux auxquels la région est confrontée plutôt que le conflit et les tragédies que nous vivons actuellement.
Faire de la Méditerranée une entité naturelle juridique à l’instar de ce qui a été fait pour les requins et tortues en Province des Îles Loyauté en Nouvelle-Calédonie n’est pas une simple question théorique, ni seulement un acte symbolique, mais une nécessité pratique et un levier puissant pour la construction d’un avenir durable. Cette révolution juridique nous offrirait une chance unique de réconcilier les besoins des humains avec ceux de la Nature, pour que la Méditerranée, source de vie et d’inspiration, continue de prospérer pour les générations à venir. C’est le pouvoir des anges qui ne meurent jamais.