L’Afrique de l’Ouest à l’ONU : plaidoyers, souveraineté et tensions au Sahel

 

Qu’ont dit et défendu les pays ouest-africains lors de la dernière Assemblée générale de l’ONU ? François Backman, membre de l’Observatoire de l’Afrique subsaharienne, analyse la teneur des interventions de différents chefs d’État et de gouvernement de plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest, et notamment ceux ayant récemment connu un coup d’État militaire.

La soixante-dix neuvième Assemblée générale de l’ONU s’est déroulée à New York du 22 au 27 septembre dernier avec pour thème « Ne laisser personne de côté : agir ensemble pour la paix, le développement durable et la dignité humaine des générations présentes et futures ». Cet événement annuel est l’occasion pour chacun des États membres de parler devant ses pairs, de défendre son action et sa vision ainsi que de se positionner sur l’échiquier onusien. Tout en sachant que l’essentiel se situe en coulisses et que ce moment est aussi l’occasion de faire du lobbying loin des locaux de la Première avenue. Qu’ont dit et défendu les pays ouest-africains ? Sur quoi ont-ils insisté ? Quelles ont été les positions des régimes putschistes de Guinée mais surtout celles des membres de l’AES, l’Alliance des États du Sahel (Burkina Faso, Mali et Niger) ? Quelques questions que cette note entend rapidement aborder à un moment où l’Afrique de l’Ouest ne semble pas vraiment dans une forme olympique1.

 

Entre grands enjeux et plaidoyers pro domo

 

Même si chaque intervenant « prêche bien souvent pour sa paroisse », les déclarations des États ouest-africains se recoupent sur nombre de sujets : poids de la dette, place notoirement insuffisante du continent au sein des grandes instances de décisions, onusiennes ou non, questions liées au réchauffement climatique et à ses conséquences. Certains appellent à prendre en compte le risque de fracture numérique touchant à l’intelligence artificielle (IA), l’Afrique et notamment sa partie francophone ne devant pas rester à la traîne. Le vice-président ivoirien, Tiémoko Meyliet Koné, évoque d’ailleurs la menace d’un « déclassement numérique d’une partie de l’humanité2 ». Enfin, quand ils abordent la question de l’atteinte des Objectifs de développement durable 2030, les fameux « ODD », les intervenants notent que ceux-ci s’avèrent quasiment impossibles à atteindre. L’optimisme ne semble guère de mise.

Les questions de la jeunesse, de sa formation, de son employabilité sont mises en avant, à l’instar du vice-président nigérian, Kashim Shettima, rappelant leur importance. C’est d’ailleurs le moins que l’on puisse dire, notamment au Nigéria, où la jeunesse semble plus que désabusée : seuls 6% des 18-24 ans sont confiants dans l’avenir du pays et plus de huit sur dix souhaitent émigrer3.

Dans plusieurs discours, émerge une critique plus ou moins sous-jacente, et à vrai dire attendue, des divers mécanismes d’aides venant « d’en haut » avec des conditions quelque peu déconnectées des réalités africaines. Ainsi le président togolais, Faure Gnassingbé, évoque-t-il « les solutions universelles imposées de l’extérieur [qui] peuvent, c’est vrai, avoir quelques vertus mais [qui] n’ont que très partiellement fait leurs preuves ». Quant à Bassirou Diomaye Faye, jeune président sénégalais élu début avril 2024 sur une ligne souverainiste, il juge « nécessaire de rompre avec toute tentative d’imposition de normes civilisationnelles unilatérales ». Il ajoute qu’« aucune nation ne devrait imposer aux autres ses pratiques ou ses valeurs comme des normes universelles. Le respect des différences est le fondement de la paix et de la stabilité dans le monde ». Il est là totalement en résonance avec des thématiques de plus en plus montantes en Afrique, critiquant un Occident imposant son modèle, notamment sur des questions morales. Le président de la Teranga semble donc très en phase avec de larges pans des opinions ouest-africaines si tant est qu’on puisse les mesurer4.

Certains dirigeants, marqués semble-t-il par le récent Forum Chine-Afrique de début septembre 2024, en appellent « au respect du principe d’une seule Chine », à l’image du président gambien Adama Barrow. Celui-ci tente par ailleurs de restaurer l’image d’un pays voué aux gémonies à la suite d’une proposition de loi, finalement rejetée, visant à lever l’interdiction de l’excision et des mutilations génitales féminines en vigueur depuis 2015. Le chef d’État gambien insiste sur le fait qu’il continuera de garantir la protection des femmes et des jeunes filles. D’autres, enfin, ont une certaine tendance à l’autopromotion, à l’instar du président bissau-guinéen, Umaro Sissoco Embaló, qui vante son action pour renflouer l’African Leaders Malaria Alliance, organisme continental luttant contre le paludisme et toujours à la recherche de financements.

 

Le Sahel au centre des préoccupations

 

Les questions sécuritaires et les récents coups d’État en « treillis » (Guinée, Mali, Burkina Faso, Niger) sont bien évidemment évoqués, notamment parmi les pays voisins. Le terrorisme n’ayant pas de frontières, les zones nord du Togo, du Bénin et dans une moindre mesure du Ghana et de la Côte d’Ivoire sont poreuses et ont déjà connu attaques et incidents, pour ne pas parler du Nigéria en proie lui aussi à ce problème.

Selon le président ghanéen Nana Akufo-Addo qui, comme à son habitude, délivre un discours court et clair, les exactions terroristes démontrent la fragilité des démocraties ouest-africaines. Plus direct, le vice-président ivoirien déclare, à juste titre selon nous, qu’« au-delà du Sahel, c’est aujourd’hui l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest qui est menacé d’effondrement ».

Chaque État fait part sur cette thématique sécuritaire de ses préoccupations tout en affirmant prendre les mesures adéquates en la matière en jouant les bons élèves. Ainsi le représentant nigérian évoque le sommet d’avril 2024 ayant abouti à la déclaration d’Abuja regroupant vingt-neuf pays et porteur, selon lui, de véritables solutions. Quant à son homologue ivoirien, il rappelle les efforts de son pays en matière de formation et de coopération régionale via l’Académie internationale de lutte contre le terrorisme installée près d’Abidjan.

Rien ne va plus au Sahel, « théâtre de tensions grandissantes, exacerbées par des décisions prises sans le consentement des Africains » pour Patrice Talon, le président béninois. « Tragédie » pour le jeune président sénégalais, qui note justement que « nous ne pouvons pas accepter que le Sahel devienne le théâtre de rivalités de puissances étrangères, dont les affrontements ne font qu’aggraver la déstabilisation de la région ».

C’est le moins que l’on puisse dire, puisque la zone est plus que jamais le terrain de jeu de puissances extracontinentales – la Chine et la Russie bien évidemment, mais également la Turquie et l’Iran. Si la Turquie écoule ses drones au Mali, au Burkina Faso et au Niger, si la Russie entend vendre, outre ses armes, ses mercenaires et autres centrales nucléaires, l’Iran, en proie à des sanctions économiques drastiques, essaie quant à lui depuis plusieurs années déjà de prendre pied au Sahel, lorgnant notamment vers l’uranium nigérien. Ceci énoncé, la République islamique reste un nain par rapport à ses concurrents et, malgré quelques contrats, n’a pas vraiment les moyens de ses ambitions. Au niveau continental, le Sahel est également l’objet de rivalités algéro-marocaines, l’Algérie ayant maille à partir avec le Mali, comme on le verra plus avant. Quant au Royaume chérifien, en compétition avec Alger au Niger, il reste toujours prêt à affirmer son leadership dans la région, fidèle en cela à sa politique africaine menée depuis des lustres. Ainsi, Rabat a proposé aux trois États enclavés de l’AES un accès à l’Atlantique via la création d’infrastructures adéquates5. Le Maroc a également fait don d’une centrale thermique au Niger6. Rappelons que dans ces trois pays, seule une personne sur cinq a accès à l’électricité.

 

L’AES (Burkina Faso, Mali, Niger) : des discours d’assiégés

 

Laissons de côté la déclaration finalement assez lisse de Bah Oury, Premier ministre de Guinée, dont le pays tente de se tenir le plus possible à l’écart de la question sahélienne.

Concernant les déclarations des trois États de l’AES, on note qu’elles sont en phase avec celle de Sergueï Lavrov prononcée à la même tribune, ce qui n’est guère étonnant vu les liens tissés avec Moscou. L’inoxydable ministre des Affaires étrangères de Vladimir Poutine y a une fois encore dénoncé « la minorité occidentale », suivant la doctrine Karaganov qui acte la désoccidentalisation du monde et entend faire de la Russie l’un des leaders des « Suds globaux »7. Elles sont également en adéquation avec les déclarations très souverainistes de la Turquie et de la Chine.

Les intervenants sahéliens restent sur une ligne classique : nos forces armées, « vaillantes » comme il se doit, sont en train de gagner la guerre contre le terrorisme, nous sommes souverains et luttons contre toutes les puissances néocoloniales qui soutiennent en sous-main les groupes armés – la fameuse thématique de la main cachée qui dirige –, le tout martelé de manière plus ou moins subtile.

Le Mali se distingue sur la forme du discours qui rappelle dans sa construction, sa structuration, sa longueur (près de trente minutes comme l’an dernier), ses formules et autres allusions, les lancinantes allocutions de vieux présidents africains du début du siècle. Le colonel Abdoulaye Maiga, vice-Premier ministre, fait sous ses airs « rupturistes » une allocution très old school francophone. En effet, tous les poncifs et les lourdeurs d’un discours de « vieux père » sont là : les citations, de Hobbes et d’Amadou Hampâté Bâ, la sacro-sainte formule latine d’une banalité confondante, le proverbe bambara pour faire africain, les expressions emphatiques et autres formulations ampoulées qui nuisent à l’impact et à la clarté du propos. Le tout truffé de dates, de répétitions, pas toujours appropriées, voire de contradictions, ceci scandé d’une façon militaire. On y retrouve même des copier-coller de l’allocution de l’année passée. Les rédacteurs des harangues de colonels pourraient faire un effort… Quand la forme tue le fond, par-delà ce que l’on peut penser du fond.

Le fond justement se résume à la promotion de l’œuvre du colonel Goïta, le chef de la junte malienne. Ainsi, Abdoulaye Maïga évoque pêle-mêle les Assises nationales de la refondation et le Programme national d’éducation aux valeurs, sorte de vague vademecum visant à « revitaliser les traditions maliennes » et à « refonder la nation » lancé en avril dernier, sans oublier un vague panafricanisme quelque peu étriqué vantant les « peuples frères du Burkina Faso et du Niger ». Comme ses deux autres homologues de l’AES, le vice-Premier ministre évoque le Traité du 6 juillet 2024 portant création de la Confédération des États du Sahel, texte dépassant les simples questions militaires et de lutte contre le terrorisme et visant à terme à créer une fédération entre ces trois États sahéliens autour de trois piliers : diplomatie, défense et développement. Il s’agit là de la reprise du triptyque de l’Agence française de développement8

Et l’on désigne des ennemis extérieurs. Faute de pouvoir construire un État dans le pays, on se construit contre d’autres États, un classique. Les attaques attendues contre la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) « aux ordres d’entités impérialistes et néocolonialistes », condamnation sous-jacente de l’action du président ivoirien Alassane Ouattara et de Patrice Talon, son homologue béninois, sont bel et bien là. Même chose pour l’antienne anti-française. Rien de bien neuf…

On dénonce également le « soutien de sponsors étatiques étrangers » aux groupes terroristes, et notamment celui de l’Ukraine accusée d’être derrière l’attaque d’une patrouille des Forces armées maliennes en juillet 2024 à la suite de laquelle Bamako a rompu ses relations diplomatiques avec Kiev. C’est ensuite au tour de l’Algérie d’être dans le viseur malien. La critique du voisin du nord – plus de 1300 kilomètres de frontières communes – occupe près d’un sixième du discours du colonel. À la suite de divers incidents à la frontière entre les deux pays9, le représentant malien en profite pour « enfoncer le clou » au sujet des accords d’Alger de 2015, morts et enterrés10, et sous-entend que le représentant algérien aux Nations unies offre « le gîte et le couvert à des terroristes et des renégats en débandade ». Le Mali n’est pas une wilaya algérienne, ajoute-t-il, et « pour chaque mot employé de travers, nous réagirons par réciprocité, pour chaque balle tirée contre nous, nous réagirons par réciprocité. À bon entendeur, tant pis ! ».

Le représentant algérien n’évoque pas cette question, se contentant de souligner, plus diplomatiquement, la souffrance de pays sahéliens due aux dysfonctionnements politiques, à la recrudescence des actes terroristes et à l’absence d’horizons en matière de développement.

Pour le Niger, le ministre des Affaires étrangères, Bakary Yaou Sangaré, se plaçant du côté des « laissés pour compte », réaffirme sa conviction : le Niger, comme les autres États de l’AES, n’a rien à attendre des pays riches et « nantis ». Sahéliens, sauvons-nous nous-mêmes et décrétons le salut commun, telle est la ligne.

Égratignant la CEDEAO de manière moins lourde que son homologue malien, mais attaquant frontalement « certaines puissances occidentales qui financent et arment les groupes terroristes afin de déstabiliser le pays », il dénonce « les actions subversives et la nouvelle stratégie de recolonisation revendiquées et assumées par la France, qui renseigne, forme, finance et arme les groupes terroristes au Sahel ». Air connu… Il en appelle également à des partenariats gagnant-gagnant avec tous les pays qui le souhaitent.

Enfin, côté burkinabé, durant une vingtaine de minutes, Karamoko Jean-Marie Traoré, le ministre des Affaires étrangères, reste sur des thématiques similaires. Liberté, dignité et fierté, tel est le triptyque qui sous-tend son adresse. On remarquera que ses rédacteurs ne font aucune allusion au quarantième anniversaire du discours « historique » de Thomas Sankara à la même tribune… Les panafricains du XXIe siècle semblent avoir la mémoire courte.

Le leader burkinabé critique, comme tous les autres pays de cette 79e Assemblée, un « multilatéralisme essoufflé ». Il s’en prend comme attendu aux « actions partisanes et prédatrices de certains États qui se sont érigés en maîtres du monde et qui ont fait de la soumission et de l’exploitation d’autres États la ligne directrice de leur politique extérieure », téléguidant et finançant les groupes terroristes, sous-entendu la France et l’Ukraine.

Il attaque également les « officines, à la réputation et à l’intégrité douteuses » et leur « vaste et virulente campagne de dénigrement et de stigmatisation contre nos forces combattantes qu’elles accusent de violer les droits humains, sans avoir la moindre preuve à produire ». C’est bien connu, au Sahel ou ailleurs, les armées sont exemplaires et la guerre est propre… Le ministre vante les réformes évidemment « stratégiques et visionnaires » du capitaine Ibrahim Traoré, le leader de la junte. Pour preuve, ajoute-t-il, l’État burkinabé contrôle aujourd’hui 70% de son territoire contre 40% il y a deux ans. Ceci reste à prouver vu l’extrême fragilité et la nervosité du régime.

Les trois intervenants de l’AES font du Sahel un Eldorado attaqué de toutes parts qui, grâce à l’action d’un capitaine burkinabé, d’un colonel malien et d’un général nigérien, soutenus par leurs populations, va dans la bonne direction… Avec des regards appuyés vers la Russie et d’autres puissances à l’instar de la Chine bien entendu, de la Turquie et de l’Iran (tous remerciés dans les allocutions des représentants de l’AES), on reste là sur des discours d’assiégés n’ayant finalement qu’assez peu de résultats en matière sécuritaire et qui ne proposent quasiment rien pour les conditions de vie de populations qui souffrent du manque de services primordiaux (électricité, santé, insécurité alimentaire, éducation, etc.).

 

En guise de conclusion

 

De Dakar à Niamey, d’Abidjan à Lagos en passant par Accra ou Freetown, que retenir de ces discours new-yorkais – États de l’AES mis à part – par-delà leur formalisme et leur aspect « étape imposée » ?

Une certaine fébrilité tout d’abord, liée à l’évolution de la situation dans la sous-région, fébrilité qui n’est pas seulement due au contexte sécuritaire mais également à des phénomènes potentiellement plus explosifs. La thématique « jeunesse » et celle du développement économique sont les plus évidentes. Ensuite, un désir d’avancer des « solutions africaines » aux problèmes du continent, même si tout cela reste quelque peu vague et pour le moment malheureusement assez inabouti. Et, enfin, une volonté de peser de manière plus conséquente sur les systèmes de régulation politico-économiques mondiaux.

Si l’on regarde en miroir les discours des principaux pays occidentaux ou des grandes nations du Sud non africaines, on pourra s’apercevoir que, malgré certaines convergences discursives, les voix africaines ont encore des difficultés pour se faire réellement entendre. Rendez-vous en septembre prochain pour la quatre-vingtième Assemblée.

L’auteur remercie l’éminente Nour El Sayed et Alexandre Konan Dally pour avoir relu ces lignes.

Source: jean-jaures