« De la surface jusqu’aux abysses », le monde océanique se dégrade à un « rythme sans précédent », alerte l’Unesco

Fruit de la collaboration d’une centaine d’auteurs de 28 pays, le rapport de la Commission océanographique intergouvernementale publié lundi 3 juin dresse un état des lieux inquiétant du monde océanique.

L’océan a beau jouer un rôle essentiel dans le cycle du carbone sur cette planète – il en contient quarante fois plus que l’atmosphère –, donc crucial pour les conditions de vie sur Terre, les activités humaines le malmènent, le conduisent à absorber une chaleur excédentaire croissante. Ce réchauffement compterait pour 40 % dans l’élévation moyenne du niveau des mers de plus en plus rapide – elle a doublé ces trente dernières années, pour atteindre environ 9 centimètres.

Physiquement, chimiquement, l’état du monde océanique se dégrade. Il perd de son oxygène – entre 0,83 % et 2,42 % au cours des soixante dernières années –, devient plus acide, pâtit d’une contamination généralisée, aux pollutions, plastiques en particulier.

Ces mutations affectent l’intégralité du monde marin. Le réchauffement, en particulier, « de la surface jusqu’aux abysses, se produit à un rythme sans précédent et s’accélère », alerte l’Unesco, l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, qui publie, lundi 3 juin, le « Rapport sur l’état de l’océan 2024 ».

Fruit de la collaboration d’une centaine d’auteurs de vingt-huit pays, cette synthèse émane de la Commission océanographique intergouvernementale (COI), l’organe de coopération sur les sciences océaniques de l’Unesco. Elle a pour but de rendre compte des progrès des connaissances dans le cadre de la « décennie des sciences de l’océan » sous l’égide des Nations unies, et d’identifier les manques dans la recherche.

Perte des herbiers et mangroves On y trouve un recensement des catastrophes en partie déjà annoncées par les experts du climat et de la biodiversité, ainsi que quelques éléments moins souvent évoqués mais tout aussi alarmants. Les proliférations d’Alexandrium – une microalgue qui produit des neurotoxines capables d’entraîner des paralysies – y sont, par exemple, répertoriées. Le rapport détaille aussi les effets de la perte des herbiers, mangroves, vasières et marais côtiers, évaluée à 20 % à 35 % depuis 1970, alors qu’ils constituent pourtant des refuges pour la faune et des champions du stockage de carbone. Newsletter « Chaleur humaine » Comment faire face au défi climatique ? Chaque semaine, nos meilleurs articles sur le sujet S’inscrire Pour Vidar Helgesen, secrétaire exécutif de la COI et sous-directeur de l’Unesco, la pire nouvelle qui se dégage de ce sombre tableau tient sans doute à l’absence de progrès dans le soutien de la recherche malgré l’urgence de la situation.

Cependant, la question va bien au-delà désormais, estime cet ancien ministre de l’environnement de la Norvège. « Même si nous devons nous doter de moyens pour mieux comprendre ce qui se passe et prendre la mesure des conséquences de long terme, nous ne pouvons pas reporter l’action à plus tard, affirme-t-il. Nous n’avons pas la connaissance complète de ce qui se passe dans l’océan, mais nous en savons bien assez pour agir ! La crise de l’océan est dramatique et chaque année, chaque mois, chaque jour, elle s’aggrave. » Lire aussi « 680 millions de personnes habitent dans des régions dont l’altitude ne dépasse pas dix mètres » C’est pourquoi ce rapport de l’Unesco s’adresse en priorité aux décideurs politiques et économiques. Même s’il n’y a pas de circonscription d’électeurs dans le monde marin, comme le glisse malicieusement Vidar Helgesen, les impacts directs sur toute une série d’activités, comme l’énergie renouvelable, et surtout sur la nutrition humaine vont se faire sentir, souligne-t-il. Actuellement, la pêche et l’aquaculture fournissent dans le monde 182 millions de poissons et de coquillages, ainsi que 36 millions de tonnes d’algues. Quand cette manne va s’affaiblir, l’ensemble des prix alimentaires vont grimper.

Désoxygénation et l’acidification

A ces effets très concrets sur Terre répondent des bouleversements profonds. Le rythme du réchauffement des 2 000 premiers mètres sous la surface a doublé au cours des vingt dernières années. Et ce coup de chaud est appelé à durer : 2023 est l’année qui a connu le plus d’anomalies de températures et de vagues de chaleur marine, en particulier dans l’Atlantique sous les tropiques et en Méditerranée. Les conséquences de l’élévation des températures sont multiples : celle-ci peut modifier les grands courants océaniques et renforcer la stratification de l’océan, freinant le mélange vertical entre les masses froides et chaudes dans la colonne d’eau. Lire aussi « L’océan absorbe 30 % des émissions de CO2 dues aux activités humaines » Le réchauffement couplé à la désoxygénation et l’acidification « peuvent entraîner des changements spectaculaires dans les assemblages d’écosystèmes, la perte de biodiversité, l’extinction de populations, le blanchiment des coraux, les maladies infectieuses, des changements dans le comportement de la faune », dans ses modes de reproduction, dans la perte de ses habitats, soulignent les rapporteurs de la COI. Non seulement l’océan est affecté de multiples façons, mais ces impacts se renforcent mutuellement.

Ainsi la diminution des teneurs en oxygène est-elle liée aux températures qui grimpent, mais aussi aux pollutions diverses, en particulier l’azote – provenant en partie de l’industrie et surtout des fameux nitrates en excès issus de l’agriculture intensive. Ces déversements sont d’autant plus prolifiques lorsque les pluies diluviennes – dopées par le changement climatique – les poussent à la mer. Près des côtes et dans les golfes se multiplient les dead zones, des aires hypoxiques, c’est-à-dire déficitaires en oxygène dissous : 500 sont recensées à présent. L’espoir des aires marines protégées L’eutrophisation se généralise dans les régions littorales. Pourtant, ce sont là que viennent se reproduire poissons et crustacés et que se développent leurs petits. Néanmoins les concentrations en nitrates continuent d’augmenter surtout au Brésil, en Inde, en Chine, générant des proliférations d’algues, dont certaines sont toxiques. Grâce à un important travail de recensement collaboratif, les scientifiques estiment que sur 10 000 espèces de phytoplancton marin, 200 produisent des toxines. Un cauchemar pour les aquaculteurs qui peuvent y perdre l’intégralité de leur élevage de plusieurs millions de saumons par exemple. Enfin, le chapitre sur les aires marines protégées fournit la petite lueur d’espoir de ce rapport. Les biologistes observent qu’elles accueillent de nombreuses espèces menacées, du moins celles dont la réglementation a sérieusement restreint la pêche.

Source: Le Monde