« Le plastique, c’est comme une bombe à retardement » : la science face à l’impossible nettoyage des océans
24 mai 2024
24 mai 2024
« Il y a eu un âge de pierre, un âge du bronze… Et aujourd’hui, nous sommes en plein âge du plastique. » En 2012, celui qui démarre ainsi sa conférence TEDx à Delft (Pays-Bas) a 18 ans, l’âge des rêves et du culot. Aspirant ingénieur, Boyan Slat enthousiasme alors le monde avec son concept d’« extraction des déchets marins ». « Je pense que le vortex de déchets du Pacifique nord peut être nettoyé en cinq ans », assure-t-il devant un croquis de barrières flottantes capables d’attraper les déchets de surface portés par le courant. Une idée simple qui séduit le grand public, déjà emballé par l’audace et l’âge du capitaine.
Barrages flottants à grande échelle, barrages fluviaux, bateaux, roues, aides à la détection, pièges à déchets pour voies navigables, drones et robots, filtres à sable, murs de bulles, écrémeurs de surface, aspirateurs… Le nombre de dispositifs promettant de combattre la pollution plastique en milieu aquatique a depuis explosé. Dans un rapport publié en octobre 2023 (PDF), l’Agence d’investigation environnementale (EIA), une ONG britannique, en liste 38, fonctionnels ou à l’étude. Une multitude de solutions plus ou moins vertueuses sur lesquelles la Journée européenne de la mer, lundi 20 mai, donne l’occasion de se pencher.
« Pour attirer l’attention des médias, il faut du spectaculaire, de l’innovation », estime Isabelle Poitou, biologiste marine spécialiste des déchets marins. Le projet fou de Boyan Slat et de son ONG, The Ocean Cleanup, « a donné de la visibilité à ce problème. Avec ce discours, porté par quelqu’un de jeune, il a suscité l’espoir de pouvoir y faire quelque chose », explique la directrice de l’association MerTerre. Mais à l’époque, elle est « sceptique » face à l’engouement que suscite l’ONG néerlandaise. « Puisque 80% des déchets que l’on retrouve en mer proviennent de la terre, tout cet argent investi pour aller chercher le plastique au milieu du Pacifique ne serait-il pas mieux utilisé sur des actions ciblées, à la source de cette pollution ?, se demande-t-elle. Mais avec le recul, je me dis : quand même, ce qu’ils ont pu retirer de l’océan, c’est pas mal !' »
Quelque 80 000 tonnes de plastique flottent dans le vortex du Pacifique nord, explique Laurent Lebreton. En 2018, avec son équipe, le chef scientifique de The Ocean Cleanup a estimé la taille de ce « septième continent » : près de trois fois la France. « Pour l’instant, on a récupéré environ 500 tonnes de déchets en plastique, ce qui représente à peu près 0,5% » de ce qui flotte dans la zone, explique l’océanographe. « C’est peu », reconnaît-il, mais « cela nous a permis de tester des procédés et de recueillir des données précieuses ».
En 2024, The Ocean Cleanup, avec ses trois appareils de capture de déchets en activité dans ce vortex, n’espère plus nettoyer le Pacifique nord en un quinquennat. « Avec dix de ces systèmes fonctionnant en continu pendant une dizaine d’années, nous pouvons nettoyer jusqu’à plus de 80% de ce qui est accumulé dans le Pacifique nord, estime Laurent Lebreton. Ce qu’il faut maintenant, c’est accélérer. » Mais, dix ans après l’emballement médiatique, il n’y a guère trace en mer d’armadas mangeuses de déchets flottants.
Les projets les plus spectaculaires sont aussi les plus coûteux. Le Manta, le bateau-usine hors norme de The Sea Cleaners, annoncé en 2016 par le navigateur franco-suisse Yvan Bourgnon, fait lui aussi les frais de cette logique. La mise à l’eau prévue en 2022 a été repoussée à 2024, puis à 2027…
Beaucoup de remous pour rien ? « La meilleure stratégie reste d’empêcher les déchets d’aller à l’eau« , relève Isabelle Poitou. A défaut de concrétiser son rêve de Manta, The Sea Cleaners combat ainsi déjà les déchets en plastique en Indonésie, où l’organisation développe des infrastructures de tri. The Ocean Cleanup aussi a réorienté une partie de son action vers des initiatives moins fantaisistes. Une dizaine de bateaux plus modestes sont postés en Jamaïque ou au Guatemala, pour faire le ménage à l’entrée des ports et des embouchures de fleuves, derniers arrêts avec le grand large.
La solution est-elle enfin trouvée ? Sans une inflexion rapide de la surconsommation de plastique, la quantité de déchets produits dans le monde pourrait tripler d’ici 2060, souligne l’OCDE. « Je crains qu’en dépit des belles images, on soit plusieurs ordres de grandeur en deçà de la taille du problème », commente le philosophe et directeur de recherche au CNRS Roberto Casati, spécialiste des représentations liées à l’océan. « Un peu comme utiliser votre aspirateur à main pour nettoyer les Champs-Elysées après le défilé du 14-Juillet. »
Dans son rapport, l’EIA dénonce des technologies de nettoyage tout juste bonnes à « attirer l’attention du public », inutiles, voire contre-productives. Elles sont « une distraction », déplore même l’ONG britannique, qui insiste sur l’urgence de réduire la production de plastique.
Dans un monde qui se dirige (lentement) vers les énergies décarbonées, les entreprises pétrolières et pétrochimiques ont massivement investi dans le secteur. Accusées par les ONG et les scientifiques de combattre toute tentative de réduction significative, elles font la promotion tous azimuts d’initiatives de recyclage et de nettoyage des déchets qu’elles produisent. The Ocean Cleanup, qui vit de la philanthropie, s’est ainsi associé à Coca-Cola, premier pollueur en la matière, selon le rapport de l’ONG Break Free from Plastic.
Quant au groupe Pepsico (quatrième pollueur plastique), il figure avec les pétroliers Exxon et Chevron ou le chimiste BASF parmi les membres de l’Alliance to End Plastic Waste (AEPW). Dans les pays en développement, cette structure créée en 2019 à l’initiative de TotalEnergies assure lutter contre les déchets en plastique, tout en vantant les mérites de cette même industrie. Dans un rapport de 2022, l’ONG Planet Traker (lien PDF) dénonçait un « greenwashing sophistiqué », tandis qu’un représentant de l’AEPW livrait l’année suivante à L’Usine nouvelle sa stratégie 100% recyclage. Une gestion de la « fin de vie » du matériau qui, pour les multinationales du secteur, « freinera d’elle-même la création de nouvelles unités de production de plastique vierge ».
Simon Bernard, fondateur de Plastic Odyssey, croit aussi en une seconde vie pour le plastique. « Prétendre pouvoir nettoyer l’océan, c’est un mensonge », tranche-t-il au téléphone, depuis son bateau labo, amarré pour quelques jours en Nouvelle-Calédonie. Mais l’approche doit « s’accompagner de vraies mesures politiques de la communauté internationale pour stopper la surproduction de plastique ».
Parti de Marseille en octobre 2022 pour trois ans, son équipage, composé d’ingénieurs et autres biologistes, n’a pas vocation à ramasser tous les déchets. Fort d’un concept d’usine de poche qui tient dans un conteneur, il explique leur mission : « Tenter à chaque escale de convaincre les acteurs locaux, entrepreneurs, institutions, habitants, etc., de mettre en place des filières locales de traitement de ces déchets en plastique marins, qui soient viables économiquement. » Des possibilités en pagaille pour ce plastique qui peut devenir des planches pour la construction, des meubles ou, par pyrolyse, servir de carburant.
Collecter, trier, recycler… « C’est comme Sisyphe qui pousse son rocher en haut de la montagne avant de recommencer », relève Aurélien Strmsek, responsable des collectes de déchets au sein de la Surfrider Foundation. « Collecte, et pas nettoyage », insiste-t-il. Inventorier les déchets ramassés sur les plages et en bord de rivière aide à « comprendre les sources de pollution pour réduire ces sources en priorité », explique-t-il. Cette démarche a poussé Isabelle Poitou à créer dès 2006 l’Observatoire des déchets en milieux aquatiques. C’est aussi cet objectif qui motive The Ocean Cleanup ou The Sea Cleaners. Mais à la Surfrider Foundation, « on considère que commencer par le nettoyage sans arrêter d’abord le flux de plastique à usage unique, c’est prendre le problème à l’envers », remarque Aurélien Strmsek.
Pour Laurent Lebreton, vouloir la fermeture du robinet n’interdit pas de continuer d’éponger. Il défend des travaux utiles, qui ont permis d’agir sur la question des filets de pêche ou encore de fournir les arguments scientifiques aux Etats, qui négocient en ce moment les termes d’un traité sur le plastique. « C’est comme une bombe à retardement, estime le scientifique, plus on attend, plus les plastiques se dégradent dans le milieu. »
A ceux qui pointent des missions peu effectives, voire contre-productives, Laurent Lebreton répond : « C’est autant de gros déchets qui ne deviendront pas des microplastiques, puis des nanoplastiques, dont on sait aujourd’hui combien il est difficile de les extraire. »
« Les projets visant à nettoyer la pollution plastique marine rencontrent toujours un certain nombre de limites », estime François Galgani, océanographe à l’Ifremer. « Seulement, les verrous sautent petit à petit. » La collecte de déchets et le recyclage, « c’est la ruée vers l’or », lance-t-il, citant un exemple chinois de collecte et de transformation à l’échelle industrielle.
« Jusqu’à l’année dernière, personne n’imaginait qu’on pouvait avoir un tel réseau structuré, créateur de dizaines d’emplois », s’enthousiasme l’océanographe. Quant aux micro et nanoplastiques, ils font désormais l’objet d’une foisonnante recherche. Et de nouveaux espoirs.
Pour son « aimant à microplastiques », le jeune Irlandais Fionn Ferreira a reçu le prix des « inventeurs européens de l’année » 2023, décerné par l’Office européen des brevets. L’étudiant avait déjà remporté le concours Google Science Fair 2019, ainsi que 50 000 dollars pour cette invention. Son objectif, expliquait-il alors, était de développer sa start-up en vue de s’attaquer à grande échelle à la pollution des océans. L’âge des rêves et du culot veut encore croire à la fin de « l’âge du plastique ».