Dans la Corne de l’Afrique, la crise en mer Rouge s’ajoute aux multiples chocs économiques
7 mars 2024
7 mars 2024
Pour les pays de la Corne de l’Afrique, à la pointe est du continent, les attaques de missiles et de drones perpétrées en mer Rouge ne sont pas une vague menace. Djibouti, par exemple, se situe juste en face du Yémen, pays largement contrôlé par les rebelles houthistes. A peine 30 kilomètres séparent les deux Etats dans la partie la plus resserrée du détroit de Bab Al-Mandab (« la porte des lamentations », en arabe), qui marque l’entrée de cet axe maritime menant au canal de Suez. Le 24 février, une explosion a été recensée en mer à seulement 70 milles nautiques (130 km) de la capitale djiboutienne, selon l’agence britannique de sécurité maritime UKMTO.
Ces attaques menées depuis mi-novembre par les houthistes, qui affirment agir en solidarité avec les Palestiniens et visent des navires qu’ils estiment liés à Israël, secouent l’écosystème maritime mondial. Environ 30 % du transport par conteneurs de la planète transite par la mer Rouge puis le canal de Suez, un axe majeur pour relier notamment l’Asie à l’Europe.
En réponse à la menace, les trois grands armateurs mondiaux – MSC, Maersk et CMA CGM – ont dérouté leurs navires vers la route contournant le cap de Bonne-Espérance, à l’extrême sud de l’Afrique. Un détour plus long (dix jours supplémentaires), plus cher et plus polluant. Or un retour à la normale ne semble pas se profiler dans l’immédiat : face au renforcement des opérations militaires américaines et britanniques et à l’arrivée d’une force européenne, les rebelles yéménites ont promis fin février une « intensification ».
Les conséquences de cette crise se font ressentir loin du golfe d’Aden. En Allemagne par exemple, Tesla a annoncé une suspension temporaire de sa production de véhicules électriques en février par manque de composants fabriqués en Asie. Mais pour les pays de la Corne de l’Afrique (Djibouti, Somalie, Erythrée et Ethiopie au sens le plus restreint, mais Kenya et Soudan étant souvent inclus), la fébrilité est d’une tout autre ampleur.
Une voie stratégique Dans la région, « le commerce extérieur est fortement dépendant du canal de Suez », souligne un rapport publié par l’agence onusienne Unctad en février : 31 % des échanges extérieurs de Djibouti et 34 % de ceux du Soudan empruntent cette voie stratégique. « En comparaison, même si c’est beaucoup plus important en termes absolus, seuls 7 % des échanges extérieurs en volume de l’Allemagne transitent par le canal de Suez », précise le rapport. Les chiffres exacts concernant la chute des revenus dans les principaux ports de la zone sont difficiles à obtenir.
Mais ils devraient être conséquents. A Djibouti par exemple, 75 % du PIB proviennent des services, essentiellement constitués par l’importante économie portuaire développée ces vingt dernières années pour faire de ce pays, désertique mais stratégiquement situé, un hub logistique.
Sefacil, une fondation française consacrée à la logistique portuaire, montrent pour le moment une chute de 10 % des escales à Djibouti, de 22 % à Port-Soudan, tandis que Mombasa est le seul port de la zone à en gagner (+ 15 %). Mais pour Yann Alix, son directeur, ces chiffres cachent le fait que « les grandes compagnies reroutent les très grands navires vers le cap de Bonne-Espérance mais continuent de rayonner dans la zone avec des navires plus petits, tout en y assumant le risque de guerre donc probablement avec des surprimes considérables ».
Par conséquent, non seulement moins de conteneurs transitent mais « ces services dégradés doivent coûter très, très cher », ajoute-t-il, évoquant une multiplication « par trois, voire quatre » du prix du conteneur à l’intérieur des terres. La crainte de pénuries Au port de Mombasa, qui tire donc profit de sa localisation sécurisée sur l’océan Indien, « les coûts de transport ont augmenté de 45 à 50 % », confirme Juma Ali Tellah, directeur de l’association des transporteurs maritimes kényans (KSAA), insistant également sur les enjeux de congestion pour les exportateurs (café et thé notamment). Au Soudan, l’ONG International Rescue Comittee (IRC) a alerté mercredi 28 février sur une augmentation de 40 % du coût d’importation de ses médicaments via Port-Soudan, « principal hub pour les organisations humanitaires » actives dans ce pays en guerre. Il est pour le moment difficile d’établir dans quelle mesure la crise en mer Rouge a un impact direct sur le coût de la vie. D’autant plus que la région a déjà subi une série de chocs ces dernières années : après le très fort ralentissement économique dû à la pandémie, dans des pays quasiment dépourvus de filets sociaux, la guerre en Ukraine a fait flamber le prix des carburants et des céréales, tous largement importés. La dépréciation des monnaies locales face à un dollar fort n’a fait qu’aggraver l’inflation galopante. Lire aussi : Qui sont les houthistes yéménites mêlés à la guerre entre le Hamas et Israël ? Parmi les pays de la Corne, l’Ethiopie, enclavée, en pénurie structurelle de dollars et comptant la deuxième population d’Afrique (120 millions d’habitants), apparaît comme le plus inquiet.
A Addis-Abeba, le prix du conteneur serait passé de 1 500 à 5 000 dollars, note Jonah Wedekind, chercheur indépendant, évoquant une situation « précaire ». La crainte de pénuries et de prix trop élevés sur des produits-clés, comme les engrais, conduit actuellement l’Ethiopie, jusqu’ici ultradépendante de son voisin djiboutien pour ses échanges (près de 90 %), à chercher activement des alternatives, note-t-il. Depuis les attaques, Addis-Abeba a non seulement annoncé des contrats en urgence avec le nouveau port de Lamu, au Kenya, mais aussi discuter avec le Somaliland pour obtenir son propre accès à la mer. Un dialogue enclenché avec une région sécessionniste de la Somalie qui a provoqué d’importants remous à l’échelle régionale.