Fernand Braudel, l’historien face à la mer
26 janvier 2024
26 janvier 2024
« Dans ce livre, les bateaux naviguent ; les vagues répètent leur chanson ; les vignerons descendent des collines des Cinque Terre, sur la Riviera génoise ; les olives sont gaulées en Provence et en Grèce ; les pêcheurs tirent leurs filets sur la lagune immobile de Venise ou dans les canaux de Djerba ; des charpentiers construisent des barques pareilles aujourd’hui à celles d’hier… Et cette fois encore, à les regarder, nous sommes hors du temps. » Ainsi s’ouvre La Méditerranée, le livre que fait paraître en 1977 l’historien Fernand Braudel. Le premier volume s’intitule L’Espace et l’Histoire, et le second : Les Hommes et l’Héritage. Quel héritage nous laisse Braudel, l’historien face à la mer ?
Lorsqu’il publie en 1949 La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Fernand Braudel a quarante-cinq ans et écume depuis presque vingt ans les archives de l’Europe méridionale, de Venise à Raguse, pour rédiger cette thèse monumentale qui devient rapidement un ouvrage influent. L’idée principale de l’historien est de faire de la Méditerranée le personnage principal de sa propre histoire. « Dans le titre définitif, la Méditerranée vient en premier », relève Annliese Nef, historienne spécialiste de l’islam médiéval et de la Sicile. Elle explique que Fernand Braudel pense « l’espace, le contact entre civilisations, le lieu d’échanges » dans les trois parties de sa thèse. Elle rappelle aussi que Fernand Braudel s’inscrit dans la pensée de son temps, une « pensée coloniale, liée à la colonisation de l’Algérie, qui essaye de penser ensemble le destin de la rive sud et de la rive nord. »
Par ailleurs, la démarche de Fernand Braudel porte une attention particulière à la géographie. Pour l’historien, les formes du paysage déterminent les événements qui s’y déroulent et les sociétés qui y habitent. C’est donc par le prisme du « temps long », celui des géographes et des climatologues, que Fernand Braudel étudie l’affrontement entre l’Espagne de Philippe II et l’Empire ottoman dans le théâtre méditerranéen. « Il disait que les choses ne peuvent se comprendre qu’en les envisageant dans toute leur ampleur spatiale et temporelle », se souvient l’historien Maurice Aymard, directeur d’études à l’EHESS.
Du Collège de France à l’Académie française, la carrière de Fernand Braudel conserve un mot d’ordre : communication avec les autres sciences sociales. En effet, l’histoire a tout à gagner à utiliser les méthodes de la sociologie, de l’économie, de l’anthropologie. C’est bien là le programme que l’historien déploie dans la revue des Annales, qu’il dirige de 1956 à 1969, et dans la Maison des Sciences de l’Homme, qu’il fonde en 1963. « Ce qui fait la force des Annales (…), c’est son foisonnement », constate Annliese Nef. « Après la disparition de Lucien Febvre en 1956, Fernand Braudel a maintenu le côté expérimental de donner de la place à de nouveaux chercheurs. »
Fernand Braudel, à cet égard, a marqué toute une génération d’historiennes et d’historiens, comme l’atteste son confrère Georges Duby dans l’hommage qu’il lui rend dans Le Monde le 14 décembre 1979 : « Parmi les historiens de ma génération, il en est peu, je crois, qui ne lui doivent quelque chose d’essentiel. Il en est beaucoup, j’en suis sûr, qui lui doivent à peu près tout. (…) Pour nous, il est un prince. »
Plus de 70 ans après la parution de la Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, historiennes et historiens discutent encore les travaux de Fernand Braudel et sa conception de la Méditerranée comme lieu de l’affrontement entre des civilisations fixes et rivales. « Il reste (dans une approche) déterministe, marquée par la géographie et les civilisations », remarque Annliese Nef. La recherche historique actuelle montre la complexité de la Méditerranée médiévale, parfois moins conflictuelle qu’on ne se la représente, et des travaux récusent la perspective du « choc de civilisations », selon la formule de Samuel Huntington.
Sous domination musulmane du 8e au 11e siècle, la Sicile est l’exemple d’une société pluriculturelle marquée par la tolérance religieuse, qui se construit entre chrétiens d’Orient et d’Occident, juifs et musulmans. Lieu de confluence où se croisent des marchands, des voyageurs, des mercenaires et des pèlerins, la Méditerranée médiévale et moderne reste le carrefour commercial qu’elle est depuis l’Antiquité.