Décarboner le transport maritime, la difficile mission de l’OMI
26 janvier 2024
26 janvier 2024
Les 175 Etats membres de l’Organisation maritime internationale ont promis d’atteindre la neutralité carbone vers 2050, tout en s’adaptant aux « différentes circonstances nationales ». Ils doivent ainsi présenter, d’ici à 2025, un plan d’action pour réduire les émissions de CO₂, alors que le secteur représente 3 % de celles-ci dans le monde.
Un drapeau de l’Organisation des Nations unies (ONU) flotte au-dessus de Londres, juste au bord de la Tamise. Le bâtiment austère sur lequel il est posé, à deux pas du palais de Westminster, abrite l’une des plus discrètes agences de l’institution mondiale. Longtemps, l’Organisation maritime internationale (OMI) s’est contentée d’harmoniser les normes et les règles en matière de sécurité maritime, jusqu’à ce que son rôle dans la lutte contre le réchauffement climatique l’oblige à sortir de l’ombre. Elle est la seule à réguler un secteur qui est à l’origine de 3 % des émissions mondiales de CO2, soit presque autant que l’aérien ou que l’ensemble du continent africain.
Une tâche difficile, tant les navires – et les compagnies maritimes – règnent en maîtres des océans, y compris à l’OMI, où les maquettes de porte-conteneurs, vraquiers ou encore chimiquiers, toujours plus grands et plus puissants, encombrent le hall d’entrée.
Les navires suivent plus volontiers les lois de la mer que celles des nations. Les compagnies maritimes les plus mondialisées de la planète échappent à l’impôt minimum mondial et ne paient aucun impôt sur leurs profits, seulement sur le tonnage de leurs navires, ce qui leur permet de réaliser de belles économies. Et, surtout, le secteur ne figure nulle part dans l’accord de Paris de 2015 sur le changement climatique, et ses émissions n’apparaissent donc dans aucune des comptabilités nationales.
Ajouter à vos sélections Ainsi, 98,9 % des géants des mers polluent, loin des regards et de l’attention médiatique, en utilisant un fioul qui est l’un des carburants les plus sales au monde, le résidu le plus lourd et le plus visqueux du pétrole raffiné, à peine plus épais que l’asphalte utilisé pour les routes. Si rien n’est entrepris, le transport maritime pourrait produire 17 % des émissions de carbone dans le monde d’ici à 2050. Mais toute nouvelle régulation pourrait freiner le développement de nations entières, car le transport maritime est aussi un rouage essentiel de la mondialisation, avec ses 100 000 navires de fret qui transportent 90 % des marchandises de la planète. Incitations économiques Si l’OMI est experte dans un domaine, c’est bien celui de se fixer des objectifs.
Après s’être engagés en 2018 à réduire les émissions du secteur de moitié, d’ici à 2050, les 175 Etats membres de l’organisation ont relevé leurs ambitions en juillet 2023. Ils ont promis d’atteindre la neutralité carbone vers 2050 tout en précisant que ce but dépendrait des « différentes circonstances nationales ». Ils se sont surtout donné pour tâche… de remplir leurs objectifs, en détaillant, d’ici à 2025, un plan d’action pour réduire les émissions, le pari le plus délicat. « Il y a d’abord les solutions techniques, détaille le Panaméen Arsenio Dominguez, secrétaire général de l’OMI. Nous voulons, par exemple, de nouvelles normes sur les combustibles pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre. » Chaque jour de nouvelles grilles de mots croisés, Sudoku et mots trouvés.
Jouer L’industrie maritime expérimente de nouveaux carburants, qu’ils soient de synthèse comme l’e-gaz naturel liquéfié, l’e-méthanol et l’e-ammoniac, fabriqués à partir d’hydrogène vert produit par électrolyse de l’eau, mais aussi le gaz naturel liquéfié, le biocarburant ou la propulsion électrique. Pour limiter les émissions de gaz à effet de serre, elle étudie aussi comment optimiser le routage des navires ou modifier la structure des coques. La réduction de la vitesse est aussi envisagée. « Mais la mesure pourrait avoir un effet pervers, met en garde Jan Hoffmann, responsable du département de la logistique et du commerce à la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), car même si une toute petite partie du transport de marchandises se déporte vers l’aérien, elle pourrait conduire finalement à une augmentation des émissions, étant donné que les avions polluent proportionnellement 200 fois plus que les bateaux. »
L’étape la plus difficile consiste à mettre au point des incitations économiques. Sur ce sujet, M. Dominguez est beaucoup plus vague : « Plusieurs options existent, que ce soit une taxe ou un système de versement de récompenses financières pour les navires plus vertueux, mais il faut d’abord en évaluer l’impact sur chaque pays comme nous avons commencé à le faire. » Lire la chronique : Article réservé à nos abonnés « Qui paiera la transition verte de la marine marchande ? » Ajouter à vos sélections La taxe carbone est défendue par la France et de nombreuses ONG pour mieux intégrer le coût environnemental au transport maritime et financer la transition énergétique. « La transition va coûter cher, prévient M. Dominguez. Il faut investir dans la recherche, dans la production de nouveaux combustibles marins, dans les infrastructures portuaires ou encore dans la formation du personnel. » Problème : cette taxe est loin de faire l’unanimité. Lors de la dernière réunion de l’OMI en juillet 2023, ce sont surtout des pays en développement qui s’y sont opposés, dont une grande majorité d’exportateurs de matières premières qui, à l’instar des pays d’Amérique latine, craignent de perdre des parts de marché.
« Lorsque le Brésil vend du minerai de fer à la Chine, le fret maritime représente à lui seul jusqu’au tiers du prix final, et l’Australie sera donc plus compétitive avec une taxe carbone », explique Jan Hoffmann, de la Cnuced. Les Etats insulaires qui dépendent des importations redoutent également une flambée des prix à la consommation. Pour eux, le coût est déjà plus élevé que la moyenne, car les navires repartent à vide de ces îles qui importent quasiment tous les biens de consommation et n’ont souvent rien d’autre à exporter que des services. Menacées par la hausse du niveau de la mer, plusieurs îles du Pacifique, emmenées par les îles Marshall, se sont toutefois converties à l’idée d’une taxe de 100 dollars (92 euros) pour chaque tonne de carbone émise, à condition que l’argent collecté (100 milliards de dollars par an, selon leurs estimations) les aide à s’adapter au changement climatique. M. Hoffmann en est convaincu : « La taxe peut accélérer la transition énergétique et la rendre équitable. » « Services de lobbying » Il reste à convaincre les récalcitrants, pas seulement les Etats mais aussi les compagnies maritimes. Même si ces dernières acceptent le principe d’une taxe carbone, elles refusent, par la voix de leur association, la Chambre internationale de la marine marchande, que celle-ci dépasse les 2 dollars par tonne de fioul, autrement dit un niveau très bas, et de financer autre chose que des technologies propres. « Les pavillons de complaisance sont leurs clients. Donc, ils ne peuvent pas les fâcher », relève Faig Abbasov, directeur du programme maritime de l’ONG Transport & Environment.
Certains de ces petits Etats leur confient même le soin de les représenter à l’OMI. C’est le cas des îles Cook (océan Pacifique), dont l’ambassadeur, le capitaine Ian Finley, travaillait aussi pour l’International Parcel Tankers Association, une association professionnelle de chimiquiers qui l’a rémunéré 713 138 dollars entre 2010 et 2012, selon le site d’information DeSmog. Par l’entremise de certains Etats, la voix des chimiquiers ou des vraquiers compte autant que celle de la France ou de la Chine. En s’intéressant aux réunions du Comité de la protection du milieu marin, en avril 2018, l’universitaire Harilaos N. Psaraftis, enseignant à l’université technique du Danemark, a découvert que, sur les 21 membres de la délégation du Brésil, 5 travaillaient pour des entreprises minières ou de logistique et que, sur les 45 délégués nippons, 7 étaient employés de l’Association des armateurs japonais. « Les délégués ne sont pas toujours des représentants de l’Etat, ni même des ressortissants du pays, s’étonne M. Psaraftis. L’OMI gagnerait en transparence si elle publiait au moins leurs noms, et même les comptes rendus de leurs travaux. » L’influence de l’industrie maritime est difficilement perceptible.
En revanche, elle offrira ses arguments et ses services de lobbying aux pays alignés sur sa position », affirme Pierre Cariou, économiste spécialiste du transport maritime à la Kedge Business School. La France reconnaît qu’elle compte parmi ses délégués des représentants de l’industrie, à l’instar de CMA CGM, consultés pour leur « expertise technique ». « L’expertise a été sous-traitée à des entreprises, comme les sociétés de classification chargées du respect des normes et des standards techniques à bord des navires, observe Pierre Cariou. Or, cette dépendance peut poser problème si l’on considère le transport maritime comme un bien commun. » Faute de consensus, le plan de l’OMI pour lutter contre le réchauffement climatique risque d’être vidé de son contenu. Faut-il passer en force un plan plus ambitieux par un vote à la majorité ? « Mais, dans ce cas, les Etats n’appliqueront rien.
Donc, c’est inutile », répond-on au secrétariat de l’organisation. Faig Abbasov avance une autre piste : « Il faut que les grandes économies les plus développées montrent l’exemple et mettent en place des mesures, à l’instar de l’Union européenne, qui a étendu, le 1er janvier 2024, son marché carbone au transport maritime. » De fait, 84 % du trafic maritime de marchandises transitent par l’Europe, les Etats-Unis et la Chine, ce qui leur donne une responsabilité importante. Seule certitude : la décarbonation va augmenter les coûts du transport maritime. Dans un rapport publié en octobre 2023, la Cnuced estime que les investissements devront augmenter jusqu’à 90 milliards de dollars par an dans les infrastructures portuaires et jusqu’à 28 milliards de dollars dans la construction de navires, d’ici à 2050, pour parachever la mue du secteur. Une révolution qui mettra fin à une tendance historique de baisse des prix, accélérée par l’invention du conteneur et l’augmentation de la capacité des navires. Avec des trajets plus coûteux, donc plus courts, la décarbonation pourrait dessiner les contours d’un nouveau commerce mondial plus régional, et moins planétaire.