« LE RÊVE DU PÊCHEUR », D’HEMLEY BOUM, OU L’INTIME AU-DELÀ DU DRAME COLONIAL

 

Si seulement ils pouvaient disparaître… Se délester de leurs erreurs en s’évanouissant dans l’océan. Liquider leur passé en se réinventant une vie en France. Zacharias, pêcheur, vit à Campo, au Cameroun, probablement dans les années 1970 ; Zachary, son petit-fils, psychologue, habite à Paris, aujourd’hui. Hemley Boum entre-tisse leurs trajectoires – dans la fiction du moins, car ils ne se connaissent pas. Tous deux appartiennent à une lignée maudite d’hommes fugitifs qui ne savent pas comment vivre, même si leurs femmes leur en donnent la force. Un modèle. Des mots. Zacharias et Zachary veulent croire à leur innocence, comme tout un chacun.

Hemley Boum fait commencer et finir leur histoire à l’embouchure du fleuve Ntem, à la fois cadre et métaphore de l’intrigue. Le Rêve du pêcheur décrit ce lieu ambivalent de « rencontre et fracas », où tout se mélange : la vie et la mort, la beauté et le danger, les légendes épiques et le prosaïque gagne-pain. Ici, l’eau brune du fleuve se jette dans celle, ardoise, de l’océan, charriée sur des kilomètres, bien visible. C’est le contraire de la fuite. Le drame et la poésie sont intriqués dans ce texte d’une précision d’orfèvre, où l’écrivaine camerounaise, prix Kourouma 2020 pour Les jours viennent et passent (Gallimard, 2019), renouvelle son art de se déplacer, en funambule, d’une génération et d’un continent à l’autre. Dans ce roman dont le mouvement évoquait la houle, cette composition mettait en lumière, déjà, la répétition de séquences violentes dans l’histoire du Cameroun. Dans Le Rêve du pêcheur, Hemley Boum poursuit l’évocation du passé, précolonial et colonial, de son pays, notamment à travers la langue de Campo, « aux mille mots d’ailleurs ».

Cependant, c’est l’intime qu’explore l’écrivaine dans cette histoire de malédiction familiale, où la fragilité masculine est placée au cœur de tous les enjeux. Sans angélisme D’un côté, donc, il y a Zacharias. Le meilleur pêcheur de Campo coule des jours heureux avec sa femme, Yalana, et leurs deux filles. Jusqu’au jour où une compagnie forestière étrangère s’implante, imposant une coopérative. Bientôt, les pêcheurs se retrouvent salariés, et mieux lotis. Puis des chalutiers arrivent, et ils perdent tout – leur liberté, leur propre rapport au temps et au besoin. Difficile de ne pas penser à Tout s’effondre (1958 ; Présence africaine, 1966 ; rééd. Actes Sud, 2013), roman culte de l’écrivain nigérian Chinua Achebe (1930-2013), qui décrit le bouleversement d’un village à l’arrivée des colons britanniques, au XIXe siècle. Si Hemley Boum dépeint le mode de vie d’antan avec nostalgie, ce rythme scandé et cette prose chantournée qui font sa patte, elle se garde de tout angélisme.

Certes, la roublardise éprouvée avec laquelle la compagnie asservit les habitants de ce bout de côte paradisiaque est pointée du doigt. Mais c’est bien la blessure de Zacharias qui causera sa perte – ce flottement qu’il ressent depuis que son père a disparu en mer, en prenant sa pirogue pendant la saison des pluies au mépris de toute prudence. Peut-on grandir sans amour, sans savoir que l’on compte pour les nôtres ? Car de son côté Zachary, lui aussi, a grandi sans père, seul avec une mère évanescente qui se prostitue. Surtout, il ne sait pas d’où il vient. Suffit-il de donner le prénom d’un ancêtre à son enfant pour lui transmettre une mémoire ? Le roman le suit, naviguant entre son enfance à Douala, où il commence à commettre des larcins avec son ami Achille et s’amourache de Nella, et Paris, où Zachary est en couple et père de deux filles. Dix ans plus tôt, il a débarqué à l’université de Nanterre grâce à un « parrain », échappant ainsi à un drame qui constitue sa faille intime. La prose d’Hemley Boum ne cesse de créer des échos entre Zacharias et Zachary – comme si elle désirait montrer à ses personnages qu’ils sont aimés.

C’est un air de rumba congolaise, circulant à travers les époques. Un homme disparu en mer, et un autre qui rêve de noyade. C’est un pêcheur qui tresse ses filets à Campo, tandis que son petit-fils, des années plus tard, compare son existence à une « étoffe fragile retenue par une multitude de nœuds ». « Si j’en défaisais un, le reste partirait en lambeaux », affirme-t-il. Ainsi va la vie. Elle part en lambeaux, comme l’eau du fleuve se jette dans l’océan. Hemley Boum arrête le temps pour saisir le moment où nos existences chavirent, dans un roman lumineux appelé à devenir un classique. Le Rêve du pêcheur, d’Hemley Boum, Gallimard, 352 p., 21,50 €, numérique 16 €. Signalons, de la même autrice, la parution en poche de Les jours viennent et passent, Folio, 368 p., 9,40 €.

Source: Le Monde