Le Groenland a en partie fondu il y a 400 000 ans sous l’effet d’un réchauffement climatique proche de celui que nous vivons

 

Cette débâcle avait provoqué une élévation du niveau de la mer d’au moins 1,4 mètre, selon une étude publiée dans « Science », montrant que la calotte risque une fonte irréversible et rapide dans les prochains siècles.

Il faut imaginer un paysage mixte de glaces, de toundra, d’arbres, parcouru par des mammouths laineux. Il y a environ 416 000 ans, une vaste partie du Groenland était libre de glace : au moins 20 % de la calotte, la deuxième plus importante au monde après l’Antarctique, avait fondu, et peut-être 70 %, selon une nouvelle étude publiée dans Science vendredi 21 juillet. Cette débâcle avait provoqué une élévation du niveau de la mer d’au moins 1,4 mètre – et peut-être jusqu’à 5,5 mètres.

La découverte est d’autant plus importante qu’elle porte sur une période considérée comme analogue à la situation actuelle. A cette époque, les températures moyennes mondiales étaient environ 1,5 °C plus élevées que celles de l’ère préindustrielle. Or, aujourd’hui, la Terre s’est réchauffée de 1,2 °C sous l’effet des activités humaines, en particulier la combustion d’énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz) et la déforestation. L’inclinaison de l’axe de rotation de la Terre est également comparable pour les deux périodes. Ces résultats renforcent l’idée que le Groenland est sensible au dérèglement climatique et risque une fonte irréversible et rapide dans les siècles qui viennent.

Ce voyage dans le temps, qui éclaire le futur de l’inlandsis groenlandais, débute par une histoire rocambolesque. En 1966, en pleine guerre froide, des chercheurs de l’armée américaine perforent la glace du nord-ouest du Groenland, au niveau de leur base secrète de Camp Century. Sous couvert de recherches, ils veulent cacher 600 missiles nucléaires à portée de l’Union soviétique. Pratiquant un forage de 1 400 m de profondeur, ils extraient un peu plus de trois mètres de carotte de sédiments sous-glaciaires, avant de l’oublier dans un entrepôt pendant plusieurs décennies.

 

Réchauffement modéré pendant 30 000 ans

 

Ces archives exceptionnelles seront redécouvertes en 2017. L’analyse de ces roches mélangées à des feuilles, des branches, des fruits et des insectes, a permis de conclure, dans une étude publiée en 2021, que la calotte du Groenland a déjà fondu au moins une fois au cours du dernier million d’années.

Les nouveaux travaux, publiés par la quasi même équipe internationale de chercheurs, précisent l’âge de cette déglaciation, en examinant la carotte glaciaire de Camp Century avec de nouvelles techniques. Les scientifiques ont utilisé la luminescence, qui permet de déterminer le temps pendant lequel les roches sont restées sous la glace, et la mesure de certains nucléides produits quand elles sont exposées à la surface.


J. Kasl et D. Garfield regardant une carotte récupérée à Camp Century, en 1966. DAVID ATWOOD / US ARMY-ERDC-CRREL / AIP EMILIO SEGRè VISUAL ARCHIVES
Leurs résultats montrent qu’un réchauffement modéré pendant 30 000 ans, qui est survenu entre – 420 000 ans et – 390 000 ans, a entraîné la fonte d’au moins 20 % du volume actuel du Groenland dans sa partie nord-ouest.

Une autre carotte de glace, collectée dans les années 1990 au sud de la calotte, a donné un âge équivalent de 400 000 ans, ce qui « peut laisser penser que jusqu’à 70 % de l’inlandsis ont fondu à cette époque, explique Pierre-Henri Blard, glaciologue et géochronologue (CNRS) à l’université de Lorraine et à l’Université libre de Bruxelles, coauteur de l’étude. Mais cette datation est moins certaine, avec une forte marge d’erreur ».

La dernière période interglaciaire, l’Eémien, il y a 120 000 ans, a également provoqué un recul de la calotte, mais moindre, d’environ 10 %. Cette période était aussi chaude que celle d’il y a 400 000 ans, mais elle a duré moins de 10 000 ans.

Les carottages du centre de la calotte tendraient aussi à montrer que le Groenland aurait pu fondre presque entièrement il y a un million d’années, une période où la température mondiale était environ plus élevée de 2,5 °C que celle de l’ère préindustrielle. Jusqu’à présent, certains paléoclimatologues supposaient que l’inlandsis s’était formé il y a environ deux millions et demi d’années et était resté globalement stable.

« Nos résultats permettent d’affiner les modèles climatiques et de mieux envisager le futur du Groenland, même si nous ne pouvons pas encore dire à quelle vitesse la calotte glaciaire pourrait disparaître », explique Pierre-Henri Blard.Vue au microscope de graines de carex bien conservées dans la carotte de Camp Century. Les carex sont abondants dans les environnements modernes de la toundra. HALLEY MASTRO / UNIVERSITY OF VERMONT
« Cette étude souligne de nouveau que la calotte est, sur le long terme (milliers à dizaines de milliers d’années), sensible à des températures supérieures au climat préindustriel, y compris modérées », réagit la paléoclimatologue Valérie Masson-Delmotte, qui n’a pas participé aux travaux. Une « question-clé », ajoute-t-elle, est de connaître les conséquences, pour le Groenland mais aussi pour l’Antarctique, d’un dépassement de 1,5 °C de réchauffement, la limite la plus ambitieuse de l’accord de Paris. Pour beaucoup de scientifiques, la calotte groenlandaise pourrait être proche d’un point de bascule.

En revanche, contrairement aux auteurs américains de l’étude, les scientifiques européens ne se risquent pas à livrer de nouvelles projections de l’élévation du niveau de la mer en 2100 tirées de leurs travaux. La calotte du Groenland renferme assez de glace pour faire monter le niveau des océans d’un peu plus de six mètres.

« Une fonte plus catastrophique sur le moyen terme »

La situation est d’autant plus inquiétante que sa disparition partielle il y a 400 000 ans est survenue à une période où la concentration en dioxyde de carbone (CO2) était bien plus basse qu’aujourd’hui – de l’ordre de 280 parties par million (ppm), contre 420 ppm actuellement. « Cela signifie qu’on a aujourd’hui plus d’énergie, et donc qu’on pourra observer une fonte plus catastrophique sur le moyen terme », avertit Jean-Louis Tison, glaciologue à l’Université libre de Bruxelles et l’un des auteurs de l’étude.

Le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) estime que le Groenland a perdu 4 890 milliards de tonnes de glace entre 1990 et 2020. Cela représenterait environ 0,16 % du volume actuel de la calotte. Cette fonte a provoqué une élévation du niveau de la mer de 14 mm.

Au total, les océans pourraient s’élever de 0,3 mètre à 1 mètre d’ici à 2100 par comparaison avec leur niveau entre 1995 et 2014, selon les différents scénarios de réchauffement, et jusqu’à 1,9 mètre d’ici à 2150 dans le scénario le plus sombre. Tandis que les modélisateurs de l’élévation du niveau de la mer vont se saisir de la nouvelle étude, un projet européen vient d’être lancé pour réaliser de nouveaux carottages au centre du Groenland et remonter plus loin dans son passé.

Source: Le Monde