Exploitation minière des abysses : «Sacrifier les grands fonds pour préserver le climat est une mauvaise équation»

 

Alors qu’il est désormais possible de demander à exploiter les fonds marins pour en récolter les métaux, François Chartier, de l’ONG Greenpeace, détaille les enjeux des négociations internationales qui se tiennent en Jamaïque depuis ce lundi.

Les semaines à venir vont être décisives pour l’avenir des fonds marins. A partir de ce lundi et jusqu’au 28 juillet, l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM), une instance reliée à l’ONU, réunit à Kingston (Jamaïque) ses Etats membres au sujet de l’exploitation minière des grands fonds océaniques. Les abysses des eaux internationales sont convoités par des entreprises minières qui voudraient y ramasser les précieux métaux que sont le cobalt, le manganèse, le cuivre ou encore le nickel pour les technologies vertes (batteries de voitures électriques, éoliennes, panneaux solaires…). En ce mois de juillet, l’AIFM arrive au terme du délai de deux ans qui lui était imparti pour rédiger un code minier encadrant l’exploitation des fonds marins, car plusieurs pays tels que l’île de Nauru, dans le Pacifique, veulent au plus vite ratisser les grands fonds marins pour tirer bénéfice de leurs trésors métalliques. François Chartier, chargé de campagne océan de Greenpeace, explique que la priorité des négociations qui se sont ouvertes ce lundi est de combler un vide juridique qui permettrait en théorie d’exploiter sans aucune règle, soit la pire des situations.

Pourquoi est-il important d’empêcher, le «deep sea mining», l’exploitation des fonds marins ?

Sacrifier les grands fonds pour préserver le climat est une mauvaise équation. L’idée d’aller détruire les grands fonds car ils hébergeraient seulement des bactéries ou des poulpes est cynique. L’exploitation serait extrêmement destructrice pour l’écosystème des grands fonds, qu’on connaît moins bien que la surface de la Lune. On sait qu’ils abritent une biodiversité incroyable, 5 000 espèces ont été découvertes récemment. A chaque fois qu’on y envoie un sous-marin, on trouve des centaines d’espèces. Or l’exploitation reviendrait à descendre à 4 000 voire 6 000 mètres de profondeur avec des bulldozers semblables à des moissonneuses-batteuses pour ramasser des nodules, sortes de grosses patates polymétalliques posées sur les fonds marins. Il ne s’agit pas de forer mais de collecter à échelle industrielle, avec des machines : elles aspirent les métaux, qui remontent via des tuyaux jusqu’à des bateaux en surface, en haute mer. Ensuite, ces derniers font des allers-retours sur de grandes distances pour décharger les métaux à terre. Il s’agit d’une nouvelle pression de l’être humain sur l’océan, d’une nouvelle menace dont la biodiversité n’a pas besoin.

Par ailleurs, le discours selon lequel on aurait besoin de ces métaux pour la transition écologique ne tient pas. Faire des SUV électriques de deux tonnes n’a pas de sens, mieux vaut construire des voitures plus petites. Il faut entrer dans une logique de sobriété et d’économie circulaire, ainsi on pourra faire baisser la demande en métaux. De plus en plus d’études le montrent.

Quelles seraient exactement les conséquences environnementales ?

Il y aurait un impact sur l’ensemble de la chaîne alimentaire. Tout l’habitat, toutes les espèces attenantes à ces milieux seraient détruites au niveau local. En plus, labourer les fonds génère un épais panache de boue et de sédiments qui perturbe les espèces dans un périmètre plus large. Les activités industrielles auraient aussi un impact en termes de pollution sonore et lumineuse pour les cétacés, c’est catastrophique. Et c’est probablement aussi très néfaste pour le climat car les sédiments au fond de l’océan stockent du carbone. En retournant le sol, du CO2 pourrait s’échapper.

L’AIFM est censé donner un cadre à l’exploitation, où en est-on ?

Depuis dimanche, nous sommes dans une grande incertitude juridique car les deux ans impartis pour finaliser un code minier se sont écoulés. Le texte n’est pas prêt. Il reste beaucoup de parties à négocier, notamment la capacité à connaître l’état initial des milieux marins, qui est nécessaire pour faire les études d’impact et donner un cadre environnemental. En l’état des connaissances scientifiques, on n’est pas en mesure de le faire. Le deuxième point porte sur la répartition de l’argent entre l’Etat qui se porte garant, l’entreprise qui exploite et l’AIFM qui doit collecter les fonds, ce n’est pas au point. Ces prochains jours, les trente-six pays membres du Conseil de l’AIFM vont continuer à avancer sur le sujet, ils négocient ligne par ligne, mais ça n’aboutira pas au terme de la session de juillet. Trop de questions sont encore en suspens.

Le délai imparti étant écoulé, c’est la porte ouverte à l’exploitation ?

Nous sommes dans une période d’incertitude. En théorie, il est désormais possible pour un Etat de demander une licence d’exploitation à l’AIFM malgré l’absence de ce code minier. L’objectif de l’AIFM est d’encadrer l’exploitation, donc de mettre en place des règles notamment pour garantir la protection des milieux marins. Si elle autorise malgré tout l’exploitation, en contradiction avec ses missions, cela posera une question de crédibilité politique. Il faudrait pouvoir résoudre cette incertitude, et donc que les Etats membres du Conseil s’entendent pour dire «pas d’exploitation sans code minier». Il y a une mobilisation de plus en plus grande mais pas de consensus actuellement au sein des pays du Conseil. Il va falloir négocier sec, ce n’est pas gagné. Ceci est le premier enjeu de la session qui a débuté lundi.

Qui voudrait exploiter coûte que coûte ?

L’île de Nauru, via l’entreprise canadienne The Metals Company, veut demander une licence d’ici la fin de l’année. Il y a aussi la Norvège qui a l’intention d’exploiter ses propres eaux, c’est un signal très négatif, et ce pays entend accélérer les choses au niveau international. Les Etats-Unis et le Mexique veulent eux aussi aller plus vite.

Si le principe «pas d’exploitation sans code minier» n’est pas validé en juillet, quelles sont les chances pour qu’une demande de licence aboutisse ?

Les demandes doivent être déposées auprès du Conseil, et c’est là que les choses se compliquent. Dans un premier temps, un comité juridique et technique doit émettre un avis. S’il est positif, ce qui est très probable car le comité est pro-mine, il faudrait ensuite que les deux tiers des pays membres du Conseil s’y opposent pour rejeter la demande. A l’inverse, s’il est négatif ou qu’il n’y a pas d’avis, il faut les deux tiers pour valider. Nous demandons donc que le Conseil donne l’instruction au comité de ne pas émettre d’avis tant qu’il n’y a pas de code, ce qui compliquerait la possibilité d’obtenir une licence.

Une vingtaine d’Etats sont aussi favorables à un moratoire, où en est cette idée ?

Dans le meilleur des cas, à la fin de cette session, on aura bloqué la possibilité d’exploiter sans code minier. Cela permettrait ensuite, sans craindre une exploitation pouvant démarrer à tout moment, de discuter tranquillement des termes d’un moratoire sur le plus long terme. Cette revendication a émergé de la société civile, des ONG, de la jeunesse, des scientifiques, des peuples autochtones du Pacifique. De plus en plus d’Etats se rallient. Nous avons besoin de temps pour que la science fasse son boulot, connaisse bien les écosystèmes marins, d’où l’appel à un moratoire. Celui-ci a d’abord été porté par la France, le Chili, le Costa Rica et Vanuatu. Ces dernières semaines, l’Irlande, la Suisse, la Suède, le Canada ont rejoint le mouvement. On attend des nouvelles cette semaine du Brésil. La mobilisation grandit. Dans les deux ans qui viennent, nous espérons arriver à une masse critique d’Etats qui soutiennent un moratoire. La conférence des Nations unies sur les océans organisée par la France à Nice en 2025 pourrait être un moment important.

Source: Libération