Les océans aussi ont chaud. Si elle paraît moins spectaculaire que les incendies au Canada , une canicule inédite frappe actuellement les eaux de l’Atlantique et va provoquer une hécatombe invisible d’espèces marines, selon les scientifiques. A l’instar de leurs équivalents terrestres, ces phénomènes extrêmes susceptibles de se répéter avec l’aggravation du réchauffement climatique peuvent perdurer plusieurs jours, voire plusieurs mois, et concerner des milliers de kilomètres carrés.
Quand peut-on parler de canicule marine ?
On parle de vague de chaleur marine lorsque la température de l’eau de mer dépasse les normales de saison durant au moins cinq jours. «Nombre de vagues de chaleur marines trouvent leur origine dans les vagues de chaleur terrestres, mais ce n’est pas le seul facteur : il faut aussi des conditions physiques propices. Pour se réchauffer, l’eau doit être stable», expliquait récemment à Libération Jean-Pierre Gattuso , chercheur du CNRS au laboratoire d’océanographie de Villefranche-sur-Mer, et coauteur du rapport spécial du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) sur les océans et la cryosphère paru en 2019.
Ciel sans nuage, températures extérieures élevées et absence de vent pour refroidir l’eau… Voici un cocktail explosif pouvant mener à une canicule marine. En temps normal, l’océan est capable de réguler les températures extérieures : en hiver il tempère le froid et en été il tempère le chaud en enfouissant la chaleur de l’atmosphère dans ses profondeurs. Depuis le début du changement climatique dû aux activités humaines, les experts estiment que 90 % de l’excès de chaleur a ainsi été capté par les océans. Or, lors d’une canicule marine, cet effet thermostat est drastiquement réduit : l’eau de surface reste figée et les eaux froides en profondeur ne remontent plus.
Canicules marines: «Des colonies d’espèces sont totalement anéanties en Méditerranée»
En ce mois de juin, l’océan Atlantique subit ainsi des épisodes caniculaires particulièrement forts du sud de l’Islande jusqu’en Afrique, avec des anomalies de températures de plus de 5 °C au large des îles britanniques. «Du jamais-vu» dans cette partie de l’Atlantique nord où la température dépasse les 23 °C, souligne Daniela Schmidt, professeure en sciences de la terre à l’université de Bristol, citée par le Science Media Centre, un organisme britannique. L’événement fait écho à la canicule historique de l’an passé en Méditerranée, au cours duquel l’océan avait dépassé les 30 °C par endroits. Une température sidérante qu’il est possible d’atteindre dans des zones peu agitées et peu profondes.
La vague de chaleur océanique est-elle surprenante ?
Comme les océans régulent le climat mondial, il n’est pas étonnant que leur température augmente. Entre les mois de mars et mai, la température moyenne à la surface des océans a atteint un record absolu en 174 ans de mesures, dépassant de 0,83 degré la moyenne du XXe siècle, selon les données de l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique (NOAA). Ce chiffre est inquiétant, malgré le fait qu’il soit inférieur à la température de +1,2 degré observée sur les terres émergées. Les océans ont en effet énormément d’inertie : il faut plus d’énergie pour réchauffer un volume d’eau que de l’air. Les changements de saisons y sont par exemple moins marqués que sur Terre. Idem pour les conséquences du dérèglement climatique. «Une hausse de quelques dixièmes de degré de la température moyenne des océans sur une surface qui recouvre 70 % de la planète réclame une quantité d’énergie faramineuse», souligne l’océanographe et climatologue au CNRS Jean-Baptiste Sallée . Début avril, la température moyenne de surface des océans a même franchi la barre des 21 °C . Du jamais-vu depuis le début des relevés en 1981.
Pourquoi cette anomalie survient-elle si tôt dans l’année ?
Toutefois, l’anomalie très forte qui survient en ce moment dans l’Atlantique nord a pris de court les chercheurs qui ne s’attendaient pas à l’observer si tôt. Dans le cadre du phénomène météorologique naturel El Niño , qui a officiellement débuté en juin et qui se caractérise par le réchauffement d’un immense réservoir d’eau superficielle s’étendant du Pacifique central jusqu’aux côtes du Pérou et de l’Equateur, une partie de la chaleur enfouie dans les profondeurs de l’océan est recrachée, provoquant des pics de chaleur. Mais, «l’enfant terrible du Pacifique», qui se produit en moyenne tous les trois à sept ans pendant neuf à douze mois , semble encore trop peu actif pour avoir une incidence sur l’Atlantique nord. «On s’attendrait plutôt à un effet au printemps prochain», explique à l’AFP Juliette Mignot, océanographe à l’Institut de recherche pour le développement (IRD).
Plusieurs hypothèses ont été avancées pour expliquer l’ampleur de cette canicule marine. Les chercheurs pensent par exemple à une éventuelle modification des courants marins – le grand courant tournant dans le sens des aiguilles d’une montre et qui inclut le Gulf Stream a une implication importante sur la température de la mer. Ou à des anomalies de flux de chaleur venus de l’atmosphère qui se superposeraient au réchauffement climatique. La réduction des poussières sahariennes transportées par le vent ou celle des émissions de soufre des navires, deux types d’aérosols qui ont en temps normal un effet refroidissant sur l’atmosphère sont également pointés du doigt. Mais la question n’est pas encore tranchée.
Quelles conséquences pour la biodiversité et l’homme ?
Quelle que soit l’origine de cette canicule océanique, les scientifiques s’attendent à ce qu’elle provoque des «mortalités massives» d’espèces marines, notamment des coraux et des invertébrés . «Mais comme cela se produit sous la surface de l’océan, ça passera inaperçu», regrette Daniela Schmidt de l’université de Bristol. Lors des canicules en Méditerranée, une cinquantaine d’espèces (coraux, gorgones, oursins, mollusques, bivalves, posidonies, etc.) ont été affectées par des «mortalités massives entre la surface et 45 mètres de fond», abonde Jean-Pierre Gattuso.
D’autres espèces vont plutôt migrer vers les pôles. «Les eaux de la Norvège et de l’Islande vont par exemple devenir plus poissonneuses», au détriment des pays de la zone intertropicale, explique le chercheur. La pêche pourrait donc être affectée par ces déplacements de poissons. Sans oublier que l’océan, qui capte un quart du CO2 émis par l’homme, pourrait, à terme, perdre en partie son rôle de pompe à carbone, à l’instar des forêts terrestres, puits de carbone dont la santé se détériore à un rythme soutenu . Les arbres poussent en effet moins vite à cause du manque d’eau et des fortes chaleurs, ce qui ralentit l’absorption du CO2.
Cette perte d’efficacité aurait un effet amplificateur sur le réchauffement climatique selon les experts. De quoi arriver à un point de bascule , ces seuils de réchauffement au-delà desquels des pans du système climatique entrent dans un nouvel état souvent irréversible, avec des impacts majeurs pour le climat, les écosystèmes et les sociétés humaines ? «On sait que potentiellement, entre 2 °C et 3 °C de réchauffement, des points de bascule peuvent se déclencher», répond Jean-Baptiste Sallée. D’ici à la fin du siècle, le Giec prévoit une multiplication par 50 de la fréquence de ces canicules océaniques dans son scénario le plus pessimiste, avec des épisodes dont l’intensité sera multipliée par dix. «Mais on peut limiter les dégâts, assure Jean-Pierre Gattuso. Si les émissions de gaz à effet de serre suivent une trajectoire compatible avec l’accord de Paris, on peut complètement stopper le réchauffement et l’acidification de l’océan. Tout n’est pas perdu.»
Source: Libération