Pour éradiquer les sargasses, ces algues malodorantes qui échouent sur le littoral, les Antilles misent sur la collecte en mer
12 mai 2023
12 mai 2023
L’Etat et les acteurs locaux tentent de mieux coordonner leurs actions. Des communes touchées installent des barrages déviants et expérimentent la collecte « en proche côtier ».
A Capesterre-de-Marie-Galante (Guadeloupe), le travail de Sisyphe a repris. Après un répit de quelques semaines, les sargasses sont de retour sur les plages de cette localité de 3 000 habitants. « Ça a recommencé pendant le week-end de Pâques », grommelle le maire, Jean-Claude Maës. Sa commune est en première ligne des arrivées saisonnières d’algues brunes : située sur la côte orientale de l’île de Marie-Galante, exposée aux alizés et aux courants venus de l’océan Atlantique, elle subit, à elle seule, 40 % des échouements constatés dans tout le département.
Une véritable malédiction pour cette localité touristique : ses plages paradisiaques sont régulièrement défigurées. « Les sargasses ont porté un coup à notre attractivité », se désole M. Maës, qui assure avoir fait appel à trois entreprises pour procéder au ramassage quotidien, avec une tractopelle, des algues malodorantes qui s’échouent sur le littoral.
« Deux camions font chacun huit voyages par jour », affirme l’édile capesterrien. La facture est importante pour la ville : « 300 000 euros pour avril et mai », selon le maire. En 2018, la pire année, l’addition s’était élevée à 800 000 euros, soit un cinquième du budget de fonctionnement de la municipalité. « De l’argent jeté par les fenêtres », soupire l’élu.
Affectée de manière disproportionnée par ce phénomène qui touche, depuis 2011, toute la région caribéenne, de l’arc antillais jusqu’à la Floride et aux côtes mexicaines, la commune marie-galantaise reprend enfin espoir : d’ici à juillet, deux barrages flottants de près de 800 mètres devraient être installés face au rivage. Entièrement financées par l’Etat, les structures sont censés dévier les algues vers un tapis de collecte ou vers le large, en fonction des courants.
Ces dispositifs sont appelés à se multiplier dans le reste de la Guadeloupe, où treize communes du département sur trente-deux sont concernées par les invasions d’algues brunes. Le 4 mai, un barrage a été déployé à Terre-de-Haut, dans l’archipel des Saintes, par la direction de la mer, un des services de l’Etat dans le département. « On peut financer des barrages partout », assure Bruno André, le sous-préfet de Pointe-à-Pitre, chargé de coordonner l’action de l’Etat en matière de lutte contre les sargasses en Guadeloupe. Barrages déviants et « engins amphibies » Depuis le lancement du deuxième plan sargasses en mai 2022, les financements gouvernementaux ne manquent plus. La dotation s’élève à 36 millions d’euros à destination des collectivités de Guadeloupe, de Martinique et de Saint-Martin, pour la période comprise entre 2022 et 2025.
« L’Etat aide massivement », souligne M. André. Il fournit le matériel nécessaire au ramassage des sargasses échouées, accorde des « avances de trésorerie » pour les communes, responsables de la collecte des algues échouées sur le littoral mais financièrement exsangues… Depuis un an, « on n’a pas de problème d’argent », affirme le sous-préfet, sur un ton volontiers rassurant. Newsletter « Politique » Chaque semaine, « Le Monde » analyse pour vous les enjeux de l’actualité politique S’inscrire L’argent, les collectivités en manquent pourtant cruellement. Après douze années à lutter contre ce fléau, « les communes et communautés d’agglomération ne peuvent plus faire face » à ce phénomène « qui va en s’amplifiant », s’émeut Sylvie Gustave-dit-Duflo. La quatrième vice-présidente du conseil régional de Guadeloupe, chargée des questions environnementales dans ce département de 390 000 habitants, a été nommée administratrice du Sargip, un groupement d’intérêt public nouvellement mis sur pied afin, entre autres, de « coordonner la mise en œuvre des opérations de prévention, de ramassage, de stockage et de valorisation », précise le site du ministère des outre-mer, qui a annoncé, en novembre 2022, la création de ce service antisargasses en Guadeloupe et d’une structure similaire en Martinique. « mutualiser les moyens de collecte et empêcher les échouements sur les plages, donc faire de la collecte en proche côtier », résume Sylvie Gustave-dit-Duflo. Soixante et un sites d’échouement ont été recensés dans tout le département : des plages, mais aussi des mangroves, des zones de falaises, des ports et des secteurs résidentiels. « Nous avons, site par site, identifié les meilleurs dispositifs de collecte des algues sargasses en proche côtier », indique la vice-présidente de la région, qui table sur un investissement de 12 millions d’euros pour équiper ces sites de barrages déviants et d’« engins amphibies ». Un bateau de type « Sargator 2 » collecte des sargasses en mer face au François, en Martinique, le 19 avril 2023. OLIVIER MORIN / AFP
Une stratégie semblable aux diverses expérimentations déjà menées ces dernières années en Martinique, jusqu’ici en ordre quelque peu dispersé. Ainsi, la commune du Robert, située au fond d’une baie où les algues s’accumulent, s’est attaquée au problème dès 2019. La mairie de cette ville de 23 000 habitants a installé, de sa propre initiative, six kilomètres de barrages flottants, afin de protéger les littoraux inaccessibles aux tractopelles et de dévier les algues vers des secteurs où leur ramassage est possible. Cet investissement a coûté 1,2 million d’euros, financés à 85 % par des subventions européennes et à 5 % par l’Etat. Mais l’entretien très coûteux des filets reste à la charge de la municipalité, qui a fait l’acquisition, en 2022, d’un second bateau de type Sargator, conçu pour extraire les végétaux directement le long de ces barrages. Effets délétères sur la santé Hélas, malgré ces importants moyens, les riverains tardent à voir l’amélioration escomptée. En effet, des quantités importantes d’algues parviennent à franchir les filets et à s’échouer près des zones habitées. Outre leur aspect inesthétique, les algues en décomposition sur le littoral libèrent de l’ammoniac et de l’hydrogène sulfuré, deux gaz toxiques à l’odeur d’œuf pourri, qui entraînent au domicile des riverains une corrosion accélérée des surfaces métalliques et des appareils électriques. L’exposition prolongée à ces substances produit aussi des effets délétères sur la santé.
« On a une enseignante qui a fait un malaise », déplorait, fin mars, Olivier Catayée, le principal du collège Robert-3, lors d’une réunion publique en présence d’élus. L’établissement est situé à Pontaléry, un des quartiers robertins les plus affectés par les échouements. L’enseignante s’est évanouie, alors qu’elle revenait d’un arrêt-maladie de quinze jours dû à cet air vicié qu’elle ne supporte plus, explique le principal. Au vu des résultats en demi-teinte des barrages, un nouveau dispositif expérimental de collecte des algues en mer, présenté le 30 mars par les services de l’Etat, suscite un regain d’espoir. Pendant le mois d’avril, une véritable flottille antisargasses a sillonné les eaux territoriales, jusqu’à 12 milles nautiques du littoral martiniquais. Au moyen d’équipements conçus à cet effet, des embarcations de pêche ont prélevé les plantes flottantes, puis les ont déchargées sur des barges à clapet s’ouvrant par le fond, qui les accompagnaient. Les végétaux ont été entreposés sur les barges durant quelques jours, juste le temps de « perdre leur flottabilité », explique Nicolas Le Bianic, le responsable de la direction de la mer de la Martinique. Après quoi, les algues sont remises à l’eau, et coulent.
« Sur un cycle court, elles n’acquièrent pas le statut de déchet », souligne le directeur de la mer. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Pourquoi la santé de nos océans se dégrade Ajouter à vos sélections Deux immersions ont été effectuées en avril, pour un total d’environ 200 tonnes d’algues. « L’objectif n’est pas de collecter toutes les sargasses, mais bien de faire baisser les taux de gaz dans l’air », nuance M. Le Bianic. Doté d’un budget de 2 millions d’euros, le programme de collecte en mer est en « expérimentation opérationnelle » jusqu’en 2024, et sera éventuellement pérennisé s’il est jugé efficace. Cette multiplication des stratégies locales de lutte contre les sargasses aux Antilles semble toutefois insuffisante à Sylvie Gustave-dit-Duflo. « C’est chayé dlo an pannyé [“transporter de l’eau dans un panier” en créole] », estime l’élue guadeloupéenne, qui réclame une « action à l’international », associant la France, l’Union européenne et les Nations unies, afin de s’attaquer aux causes de ce phénomène, et non plus uniquement à ses conséquences. Des causes qui restent encore à établir de manière définitive.