L’explorateur Jean-Louis Étienne : « Les pôles sont des sommets invisibles que l’on porte en soi »
9 mai 2023
9 mai 2023
Premier homme à atteindre le pôle Nord en solitaire en 1986, l’explorateur revient sur cette relation qui, toute sa vie, l’a confronté aux éléments. Un entretien à retrouver dans notre hors-série « spécial nature ».
Vous avez écrit : « On n’empêche pas une mouette de prendre le large. » D’où viennent donc les ailes de l’enfant timide que vous étiez ?
J’ai grandi dans un petit village. Derrière chez nous, il y avait les champs. J’étais timide en effet, sauvage même. Je vivais dehors, je grimpais aux arbres, j’aimais la solitude… Et je bricolais – j’ai toujours été manuel. Mes parents m’ont laissé l’entière liberté d’inventer ma vie.
Vous aviez 8 ans lors de votre première « expédition ». Vous vous en souvenez ?
J’ai campé au fond du jardin, dans une canadienne orange prêtée par la voisine ! Ce fut ma première nuit dehors… D’où vient ce goût pour les expéditions ? Je me souviens que quelqu’un avait apporté un magazine à la maison, l’Illustration, qui était une sorte de National Geographic français de la grande époque coloniale. Je m’imaginais faire partie de ces aventures ! A 14 ans, à l’aide d’un catalogue La Hutte [devenue plus tard Intersport], j’ai établi une liste du matériel pour aller camper dans les Pyrénées en hiver. Quand j’y repense, je me dis : pourquoi seul, et pourquoi en hiver ? Ça en dit long, déjà, sur l’enfant que j’étais, et sur ce profond désir d’aventure auquel j’ai instinctivement consacré ma vie.
Mais comment êtes-vous devenu explorateur ? Il n’y a pas d’études pour ça…
A l’école, je n’avais pas les notes pour entrer en 6e, alors j’ai suivi une formation professionnelle – c’était ainsi, à l’époque. Je m’imaginais compagnon menuisier, passant d’un chantier à l’autre. En définitive, faute de place, j’ai passé un CAP de tourneur fraiseur. J’avais 13 ans, quarante heures de cours par semaine, dont seize d’atelier… et j’ai commencé à aimer ce que j’apprenais. L’imagination, l’ambition se sont mises en route dans mon esprit. J’ai aussi découvert les maths ; une professeure a remarqué que j’étais bon et j’ai été réorienté vers un lycée technique. Avoir mon bac a été une envolée. Vers quoi ? Je l’ignorais encore complètement. Alors j’ai étudié la médecine. Mais seule la montagne me fascinait. Grâce aux livres de Frison-Roche, je connaissais le massif des Alpes par cœur… sans y avoir jamais posé un pied !
A quel moment la mer est-elle entrée dans votre vie ?
Elle arrive au moment de mon service national. J’avais envie de naviguer, mais il n’y avait pas d’embarquement sur un bateau militaire. J’ai choisi les Affaires maritimes, à Marseille. J’y ai rencontré des constructeurs amateurs qui fabriquaient leur propre bateau. Aussitôt, je me suis dit qu’avec mes dix doigts je pouvais faire pareil. Puis j’ai rencontré le père Jaouen, qui emmenait des jeunes en diffculté traverser l’Atlantique. Ce fut ma première navigation en tant que médecin. A cette époque, j’aurais pu embrasser une carrière universitaire, mais j’ai été happé ailleurs. Un jour, j’ai reçu une lettre d’Eric Tabarly m’invitant à le rejoindre pour la course autour du monde – je lui avais proposé mes services peu avant. La mouette en moi a parlé, j’ai dit oui ! Me laisser guider par ma curiosité du monde et conserver ma liberté – la reprendre, plutôt ! –, voilà ce qui comptait. En 1979, j’ai monté ma première expédition polaire au Groenland. Et, pendant douze ans, j’ai alterné des expéditions en montagne et en mer : Himalaya, Patagonie, Antarctique.
Qu’est-ce qui vous parle tant dans la quête des pôles ?
Je rêvais depuis tout petit de ce type d’aventure. Comme la mer, les pôles sont de grands déserts. C’est cette quête-là qui me parle, l’immensité, le silence, en montagne comme en mer et aux pôles. A 40 ans, en 1985, j’ai décidé d’aller au pôle Nord en solitaire. J’ai échoué une première fois. Je suis reparti en 1986 : soixante-trois jours sur la banquise, tirant seul mon traîneau sous des températures négatives, sans GPS ni téléphone, me guidant avec le soleil… Une immersion dont j’avais rêvé. Mais aussi une solitude intense, totale. Quelque chose de quasi mystique s’est créé dans la relation aux objets qui m’accompagnaient. Le réchaud, par exemple, c’était presque le Saint-Sacrement, il devait absolument fonctionner ! A force de persévérance, j’ai atteint ce point immatériel qui est l’axe de rotation de la Terre. Il n’y a pas de panneau indiquant : « Ici, vous êtes au pôle Nord », car la banquise dérive et se transforme sans cesse. Quelle libération ça a été !
Mais que vous apprend sur vous-même la confrontation avec des milieux si rudes ?
Elle procure un moment de bonheur à la fois apaisé et d’une intensité incroyable, comme on en vit peu dans une vie. J’ai été tenté, par moments, d’abandonner le pôle Nord, mais j’ai tenu bon. La persévérance conduit à recentrer ses forces, à une « hyperprésence » à soi. Et puis, les pôles, ce n’est pas comme l’ascension d’une montagne, ce sont des sommets invisibles que l’on porte en soi. Quand j’ai atteint le pôle Nord, toutes les cel-lules de mon corps étaient heureuses. Mon allégresse, je l’ai partagée avec le réchaud, le traîneau… Dès lors, plus confiant dans ma capacité à mener ce type d’aventure, je me suis dit : « Ce sera ça, ma vie. » J’ai alors monté des expéditions polaires et conçu le bateau Antarctica pour explorer l’Antarctique, le Pacifique et l’océan Arctique.
« Me laisser guider par ma curiosité du monde et conserver ma liberté, voilà ce qui comptait »
Et la peur, quelle part prend-elle dans cette relation à une nature inhospitalière ?
La banquise est chaotique, elle se fracture et regèle vite, on est obligé parfois d’avancer sur une glace très fine, flexible. J’avais cette crainte : « Si je passe à travers, je suis mort. » Il fait trop froid et on ne peut pas remonter sans appui sur une glace si fine et brisée. Alors, j’apprends, j’observe… Avant de me lancer, je teste la glace avec mon bâton de ski. Au son qu’elle produit, clair ou mat, je sais si elle est dure ou non. Et quand je me lance, la peur s’efface – on ne peut pas avoir peur tout le temps ! Là, je suis dans l’intensité de l’action, dans la concentration maximale. Un jour, je me suis trouvé devant un passage de 100 mètres de glace fine : un fleuve de glace, infranchissable. Mais je n’allais pas camper là. Il n’y avait pas le choix, il fallait y aller ! C’était intense, comme dans un pas-sage diffcile en montagne… sauf que je n’étais pas encordé. En arrivant de l’autre côté, sur la banquise ferme, j’ai hurlé : « Je suis un polaire ! »
Quand on prend trop de risques, la nature vous rappelle à l’ordre, non ?
En effet ! Au cours d’une expédition en Argentine, j’avais mis à l’eau un kayak pour m’approcher plus près des baleines. Soudain, j’ai été soulevé par l’une d’elles. J’ai chaviré dans l’eau glacée. En m’extrayant du kayak et en remontant à la surface, j’aperçois sa nageoire caudale, énorme… La baleine me repousse violemment et me casse deux côtes. Je m’en suis bien sorti. Si j’avais été dessous, je serais mort écrasé.
Ne faites-vous pas des rencontres plus tranquilles avec le monde animal ?
Un jour, à la fin d’une mission scientifique où je venais de passer quatre mois sur la glace flottante, j’étais assis dans le silence de la banquise fondant sous le soleil. Soudain, un oiseau émerge ; il tourne un moment autour du camp comme un marin qui cherche où jeter l’ancre. Et il se pose près de moi. C’était une mouette ivoire. J’étais aux anges !
Vous écrivez : « Je reçus la beauté vierge de l’instant, sans l’altérer par l’ombre portée de mes pensées. » Là, vous débranchezenfin votre « petit vélo intérieur » ?
Il faut l’arrêter, oui, de temps en temps ! Et j’y parviens. Ce sont des moments intenses de méditation. Je suis dans l’instant présent, dans une forme de transcendance, comme si cette mouette qui surgit m’invitait dans son monde, le « hors humain ». Je ne cherche pas à savoir d’où elle vient, quel est son poids ou son envergure… Je n’ai qu’une envie : qu’elle se rapproche encore, qu’elle se pose sur mon épaule pour me montrer qu’elle me reconnaît comme étant de son monde, que je fais partie de la nature.
Avec le temps, votre rapport à la nature a-t-il changé ?
Elle a été mon refuge quand j’étais enfant, une protection, un lieu de jeu, de rêve, de création et d’émerveillement. Plus j’avance en âge, plus je réalise que cet émerveillement est à notre portée, partout. Une plante qui pousse en pot, c’est une chimie, une architecture d’une précision folle… Absolument merveilleux ! On se demande qui est aux manettes.
Ces instants d’émerveillement, peut-on les vivre partout ?
Bien sûr, même sur son balcon. Rien n’est minuscule pour qui apprend à regarder. Petit, j’avais des oiseaux apprivoisés ; je montais dans les arbres pour aller cher-cher des pies, des tourterelles des bois. Il fallait y grimper, là-haut ! C’étaient mes premiers « engagements ». J’ai toujours eu une conversation intime avec la nature… Un exemple : un jour, je me promène dans le Tarn, sur un chemin entre deux haies de prunelliers. Sur le sentier, il y a un campagnol, une petite souris des champs. Je m’arrête, il ne bouge pas. Il avance… jusqu’à sentir ma chaussure ! C’est un moment de transcendance. D’un coup, je suis « de » la nature, je reviens au monde initial dont nous venons tous. Ces moments qui me rendent heureux, je les ai toujours cherchés. Dans la solitude, souvent – j’en ai un besoin intense –, mais pas seulement.
Aujourd’hui, vous planifiez votre prochaineexpédition dans l’océan Austral, mais avez-vous une base arrière, un refuge ?
Pendant longtemps, partout où j’allais, au Canada, en Californie, je trouvais des coins merveilleux et je me disais : « C’est là que je reviendrai construire ma cabane… » Et puis, un jour, j’ai acheté une maison dans les bois, à côté de mon petit village natal. Un peu plus tard, j’ai commencé à me demander pourquoi j’étais revenu m’enterrer dans ce lieu. Alors, par une nuit de pleine lune, en plein hiver, j’ai attrapé mon sac de couchage et je suis allé m’installer non loin de là, dans la nature. Et je me suis rendu compte que c’était vraiment ici ma Californie, mon Canada ! « Profite de l’instant, tu es là, chez toi », me suis-je dit. Depuis, j’ai adopté cet endroit, cette forêt de chênes où j’ai construit des maisons en bois sur pilotis… J’y ai installé mon bureau. C’est complètement paumé, c’est beau. Et par temps clair, je peux voir les Pyrénées ! Il ne me manque que la mer…