La dérive express de la goélette « Tara » illustre la fragilité de la banquise arctique

Prisonnier des glaces pendant seize mois, le voilier a été transporté par le courant transpolaire à une allure qui a surpris les scientifiques.

Tara est en avance, et cette vitesse même est le premier message scientifique qu’elle rapporte de ses deux hivers passés dans l’Arctique. La goélette polaire devait regagner Lorient, samedi 23 février, huit mois plus tôt que prévu. Plus d’un siècle après le voyage légendaire du Fram (1893-1896) qui, à l’initiative du Norvégien Fridtjof Nansen, avait démontré l’existence d’un courant transpolaire, Tara revient porteuse d’une moisson de données sur le recul des glaces dans l’Arctique.

Car 2007, année polaire internationale, restera comme l’année où les scientifiques ont pu observer en direct une formidable accélération dans la réduction de la banquise d’été – et Tara, entourée par une centaine de chercheurs du programme européen Damoclès, s’est retrouvée dans l’oeil de ce « cyclone climatique ».

« Deux chiffres résument cette mutation, très profonde et rapide, de l’océan Arctique, explique Jean-Claude Gascard, coordinateur de Damoclès. A la fin de l’été 2007, la glace avait perdu 1,5 million de km2 par rapport à son minimum de l’année précédente. C’est trois fois la superficie de la France ! Et la banquise, avec 1,5 m à 2 m d’épaisseur moyenne, est presque deux fois moins épaisse qu’il y a vingt ans. »

Plus fine et moins étendue en été, la banquise est aussi devenue plus mobile. Tara, prise par les glaces le 4 septembre 2006, a mis moins de seize mois pour retrouver l’eau libre, contre presque trois ans pour le Fram. La goélette affrétée par Etienne Bourgois, directeur général d’Agnès b, a parcouru 5 200 km en dérive (2 600 km en ligne droite). Le courant transpolaire l’a conduite à 160 km seulement du pôle nord. Elle n’a passé qu’un seul été sur la banquise, et il a été très doux, les nombreuses flaques de fontes autour du bateau contraignant l’équipage à ne sortir qu’en cuissardes.

Les glaces couvraient alors moins de 5 millions de km2. Faut-il en déduire que trois autres étés de fonte accélérée suffiraient à achever la banquise estivale de l’Arctique ? « Non, répond Jean-Claude Gascard. Le noyau dur des glaces pérennes se réduit, mais il reste une partie qui résistera sans doute plus longtemps, au nord du Groënland et du Canada. »

 

MOUVEMENT IRRÉVERSIBLE

 

Le phénomène est tellement rapide que la communauté scientifique semble y perdre ses repères. Les chercheurs de Damoclès, réunis à Oslo, ont voté : 60 % prévoient que le rythme de 2007 va se ralentir, 40 % qu’il va se maintenir ; plus aucun ne pense que le mouvement puisse être réversible. A San Francisco, Wieslaw Maslovski, dont les travaux ont inspiré Al Gore, s’est avancé sur une date : la banquise d’été pourrait avoir complètement disparu dès 2013. Il y a dix ans, l’horizon était 2100…

Comment expliquer cet emballement ? Pour Jean-Claude Gascard, il est essentiellement lié à l’albédo, c’est-à-dire à la propriété de l’océan, de couleur sombre, d’absorber l’essentiel du rayonnement solaire alors que la glace le réfléchit dans les mêmes proportions. Plus la glace fond, plus l’océan se réchauffe et ainsi de suite. « L’effet de serre est lié à l’accumulation de gaz, qui est linéaire ; l’augmentation des températures devrait suivre la même tendance, précise le scientifique, qui conclut : il semble que l’albédo ait pris le pas sur l’effet de serre. »

« Les choses bougent beaucoup plus vite que ce que tous les modèles avaient prévu, conclut Jean-Claude Gascard. Nous vivons ce qui devait se produire dans trente ou quarante ans. Tout le monde est au travail pour comprendre pourquoi les modèles ne suivent pas. » Interrogé sur les conséquences de cette accélération, le coordinateur de Damoclès risque un pronostic : « Si le retrait de la banquise se poursuit au même rythme, l’océan va se réchauffer, les glaces continentales vont fondre, notamment la calotte du Groënland. La hausse du niveau des océans pourrait être de l’ordre du mètre d’ici la fin du siècle. »

Source: Le Monde