Exploitations minières sous-marines : vers la fin du « Far West » pour la haute mer ?

Une coalition de pays tente de faire barrage à l’exploitation minière sous-marine. André Abreu, de Tara Océan, nous explique les enjeux.

Première fondation reconnue d’utilité publique consacrée à l’océan en France, Tara Océan est dotée du statut d’observateur spécial de l’ONU. Son directeur des politiques internationales, André Abreu, suit les négociations depuis 2012.

Il revient également sur l’adoption, le 5 mars, d’un accord « historique » pour protéger la haute mer obtenu après des années d’intenses négociations à l’ONU.

Le Point : L’Autorité internationale des fonds marins, qui appartient à l’ONU, réunit son conseil pendant quinze jours à Kingston pour tenter d’avancer sur la question de l’exploitation des grands fonds. Quels sont les enjeux ?

André Abreu : L’enjeu en cours à Kingston pour la négociation sur l’exploration minière des fonds marins, le « deep sea mining », est de taille. Une grande coalition d’États demande une suspension des permis d’exploitation par manque de cadre scientifique pour l’analyse des impacts. Concrètement, c’est une pause qui est demandée, jusqu’à ce que la science soit au niveau et permette de définir un code minier.

En quoi consistent les activités minières visées ?

Elles concernent actuellement les nodules polymétalliques [sortes de pommes de terre noires riches en cuivre, nickel, cobalt et manganèse, entre 2 000 et 6 000 m de fonds, convoitées pour la fabrication des batteries, des voitures électriques et des éoliennes, NDLR]. Il n’y a aucun projet en cours d’exploitation de ces minerais, mais, en juin 2021, une entreprise minière canadienne, The Metals Company, a déposé une demande d’exploitation qui laisse deux ans à tous les États membres de l’Autorité internationale des fonds marins pour se mettre d’accord sur un code minier, c’est-à-dire un cadre réglementaire, avant de lancer son activité à Nauru, en Micronésie. C’est cette année. Il est donc urgent de trouver un moyen d’interrompre cette course contre la montre.

Toutes les ONG sont très unies sur le sujet, et lancent une campagne ambitieuse pour demander l’arrêt “pour toujours” des explorations.

Quelle est la position adoptée par Tara Océan et les organisations non gouvernementales dans ce moratoire ?

Toutes les ONG sont très unies sur le sujet, et lancent une campagne ambitieuse pour demander l’arrêt « pour toujours » des explorations. Nos arguments : elles ne sont pas économiquement intéressantes – car ces nodules sont disséminés sur d’énormes distances –, elles sont synonymes d’impact environnemental et, d’un point de vue éthique et social, totalement à contresens de notre temps. En plein XXIe siècle, à quoi bon aller chercher à racler les fonds marins quand on sait que l’océan est lourdement impacté, que sa biodiversité et ses ressources sont en danger, surtout pour une activité économique sans bénéfices prouvés ?

Ce moratoire est-il porteur d’espoir pour lutter contre ce que la présidente de Sea Shepherd qualifie de « Far West » régnant en haute mer ?

Oui, c’était le Far West en effet ! Mais les choses vont dans le bon sens, plusieurs États ont déclaré leur souhait de rejoindre le moratoire. Nous sommes optimistes, mais il reste des difficultés liées à l’interface entre la science et l’exploitation. La France, par exemple, qui conduit des expériences exploratoires dans la zone Clarion-Clipperton, dans le Pacifique, préférerait garder ses permis pour des enjeux scientifiques. Pour nous, la science doit être autorisée, mais elle ne peut pas être un alibi pour conserver ces permis et, plus tard, relancer l’exploitation. Cela demande une grande prudence.

À LIRE AUSSIPourquoi Sea Shepherd se retrouve en eaux troublesCette coalition intervient quinze jours après la signature du premier traité international de protection de la haute mer, le 4 mars à l’ONU. Pourquoi parle-t-on de traité historique ?

Après quinze ans de discussion, il a enfin été approuvé, y compris par la Russie et la Chine ! C’est un texte de droit international juridiquement contraignant, ce qui explique le temps passé, principalement sur la question de la définition des aires marines protégées. Le plus important est d’avoir réussi à trouver un consensus. Il est encore possible que la Russie, suivie du Nicaragua, se retire au prétexte que la dernière mouture n’a pas été traduite en russe et en espagnol, car leurs experts étaient déjà rentrés chez eux à l’approbation du texte final.

La haute mer représente 65 à 70 % des océans, et aucune loi de protection n’existait, pas même une surveillance ni des études d’impact. On pouvait y pratiquer des dégazages ou pêcher à volonté.

Ce traité était-il devenu une urgence absolue ?

Oui ! La haute mer représente 65 à 70 % des océans, et aucune loi de protection n’existait, pas même une surveillance ni des études d’impact. On pouvait y pratiquer des dégazages ou pêcher à volonté. Seule une convention concernant le rejet des déchets dangereux est en vigueur, en plus de la convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982 définissant des règles communes mais sans considération de la biodiversité.

En quoi le sujet des aires marines protégées en haute mer a-t-il nécessité des concessions de la part de l’Europe, du Canada et de l’Australie ?

Un grand groupe de pays développés voulait que tout pays signataire du traité puisse proposer une aire marine protégée partout en haute mer, point rejeté par les grands pays du Sud, la Russie et le Japon. Finalement, tous se sont mis d’accord sur une définition plus large : un pays peut la proposer à condition que les pays adjacents donnent leur accord, avec un plan de gestion. À défaut, ils peuvent choisir de sortir de l’aire mais sont obligés d’appliquer les mesures de conservation. Nous avons essayé de durcir au maximum l’option de sortie pour les pays qui ne souhaiteraient pas y adhérer, mais, finalement, cette option de sortie est bien dans le texte. Néanmoins, nous avons obtenu une belle victoire : le vote pour les aires marines pourra se faire par majorité qualifiée, non pas seulement par consensus, comme c’est le cas en Antarctique.

La pêcherie n’est-elle pas concernée par ce nouveau traité ?

En effet, il ne s’agit pas d’un accord de gestion de pêche comme celui de l’Atlantique Nord. C’est un point très polémique, mais des règles sur des limitations de pêche pourront quand même être établies par un pays proposant une aire marine protégée. Il devra cependant démontrer que la pêche constitue une menace contre des espèces dans ses eaux. Il en sera de même pour des activités comme la pose de câbles sous-marins ayant un impact sur la biodiversité en haute mer.

Concernant la recherche scientifique en haute mer, qui concerne directement la fondation Tara Océan, qu’avez-vous obtenu ?

Les autorisations d’expéditions scientifiques devraient être plus simples que celles pour les eaux nationales : c’était fondamental car c’est une recherche très coûteuse et nous craignions un processus excessivement laborieux. Les pays ont également signé pour un système transparent de partage des données issues de la recherche. C’est une réelle victoire car nous militons depuis toujours pour « l’open data ». C’est un sujet de tensions car il touche à la régulation des données digitales (ou numériques), un enjeu capital, par exemple, pour la Suisse, où siège l’organisation internationale des brevets, mais aussi pour l’industrie pharmaceutique, dont un certain nombre de brevets sont issus de ressources marines. Nous appelons de nos vœux un mécanisme de traçabilité originale pour les molécules et séquences génétiques issues d’échantillons prélevés en haute mer. Avec un label de conservation de la haute mer, le secteur privé deviendrait gagnant en jouant la transparence.

Quelles recherches la fondation Tara Océan mène-t-elle en haute mer ?

 

La bateau-laboratoire de Tara Océan lors de son retour en France, en 2012, après une expédition à travers les mers du globe pendant deux ans et demi.© JULIEN GIRARDOT / TARA EXPEDITIONS / AFP

Entre 2009 et 2012, la mission Tara Océan pour la récolte de plancton est celle qui a produit le plus de données sur la vie marine de l’histoire. Nous avons été pionniers du séquençage génomique de la vie marine ! Aujourd’hui, d’autres suivent et une nouvelle révolution est en cours : celle des analyses des données massives de l’écosystème planctonique et du microbiome, pour comprendre le monde vivant. L’étude de l’infiniment petit (80 % de la biomasse sous-marine est invisible !), à la base de l’alimentation de petits animaux comme le krill, qui lui-même nourrit les baleines, permet de comprendre les grands groupes fonctionnels du plancton et les services écosystémiques comme la production d’oxygène, la capture de CO2, etc.

Le traité doit maintenant être ratifié. Quel délai peut-on imaginer ?

 
Vous arrive t-il à la fin de votre journée de travail (dans le cadre de séminaires, de réunions, …) de vous retrouver entre collègues au restaurant ou au bar de l’hôtel ?

Il n’y a pas de deadline. L’Europe a déjà mis sur la table un financement pour cette ratification pour les deux ans à venir. C’est un signe encourageant envoyé aux quelque 50 pays adhérents de la coalition pour une haute ambition sur la haute mer créée en 2022. Espérons qu’à la Conférence de l’océan de Nice en 2025, nous pourrons annoncer son entrée en vigueur. Ce serait une belle victoire.

Source: Le Point