Philippe Cury : « En détruisant la biodiversité marine, l’homme détruit le climat »

 

Des poissons de plus en plus petits, des écosystèmes perturbés, des puits de carbone décimés… L’écologiste marin* Philippe Cury dresse un bilan sombre de l’état de l’océan.

 

Quel est l’état de la biodiversité marine ?

 

La situation est catastrophique ! Selon les dernières observations de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, qui recense les stocks disponibles dans les océans, 43 % des ressources halieutiques sont aujourd’hui surexploitées, contre 10 % dans les années 1950. Ce chiffre est sans doute loin de la vérité, car seulement un tiers des espèces sont évaluées. On sait par exemple que 10 des 86 espèces de requins que nous connaissons n’ont plus été vues depuis des décennies. Et il y a pire : en raclant les fonds, les chaluts, qui réalisent 60 % des captures mondiales, détruisent massivement les forêts animales qui abritent éponges, coraux, vers et autres mollusques qui font la richesse de la biodiversité océanique . Sans doute, plus de la moitié de la vie océanique est menacée.

 

Quelles en sont les conséquences ?

 

La première est une « nanification » du monde marin. A cause de la surpêche, les poissons n’ont plus le temps de grandir. On voit même chez certains des modifications épigénétiques qui influencent désormais leur croissance. En quelques décennies, le poids moyen des poissons d’eau de mer – toutes espèces confondues – est passé de 800 à moins de 200 grammes. Ce changement déséquilibre lourdement le régime des écosystèmes marins avec comme premier effet le retour massif des méduses et d’autres espèces à croissance rapide, comme le poulpe.

En Namibie, par exemple, 10 millions de tonnes de sardines et d’anchois surexploités ont été remplacées par quatre fois plus de méduses voraces d’oeufs et de larves de poisson. Ces changements provoquent des effets de cascade dévastateurs pour tous les écosystèmes. Sur les côtes namibiennes, 80 % des fous du Cap, une espèce locale d’oiseaux marins, ont disparu car, faute de sardines, ils doivent se nourrir de merlus, moins gras, qui ne protègent pas aussi bien leur progéniture.

 

Cette raréfaction de la vie sous-marine affecte-t-elle la vie terrestre ?

 

Le vivant se concentre tout entier dans ce qu’on appelle la biosphère, une pellicule ridiculement mince au regard du cosmos, où interagissent la biodiversité, le climat , les sols et les océans. Depuis des centaines de millions d’années, ces 70 km d’épaisseur de vie n’ont pas pris une ride jusqu’aux excès de l’ère industrielle. On découvre par exemple que les baleines pouvaient séquestrer 1 million de tonnes de carbone avant d’être décimées par la pêche ! En détruisant la biodiversité marine, l’homme détruit le climat qui le protège.

 

A-t-on atteint un point de non-retour, une bascule irréversible ?

 

On a dépassé un point de non-retour dans de nombreuses régions océaniques, devenues des cloaques anoxiques peuplés de gobies, seuls capables de vivre en apnée dans des océans qui s’appauvrissent en oxygène. En réglementant plus strictement les prélèvements et en favorisant la pêche locale artisanale, on peut encore sauver d’importantes surfaces, mais là où le mal est fait, la nature mettra des centaines d’années à reconstituer son équilibre initial. Elle a le temps. Pas nous.

*Philippe Cury est écologiste marin, directeur de recherche de classe exceptionnelle à l’IRD (Institut de recherche pour le développement) et président du Conseil scientifique de l’Institut océanographique de Monaco.

Paul Molga (Correspondant à Marseille)

Source: Les Echos