En Albanie, surpêche et tourisme de masse accélèrent l’effondrement de la biodiversité
6 décembre 2022
6 décembre 2022
La surexploitation marine et la destruction des écosystèmes touchent durement la faune du pays des Balkans. Scientifiques et ONG tentent de sensibiliser les pêcheurs à la préservation des espèces menacées de disparition.
Le soleil décline dans la splendide baie de Vlora. Quelques chalutiers s’amarrent dans le petit port de cette ville du sud de l’Albanie. Au milieu des cagettes de sardines et de merlus, le scientifique bosnien Andrej Gajic et ses collègues albanais inspectent la pêche du jour. «On effectue une observation quasi quotidienne. On évalue les populations des espèces en danger qui se trouvent dans des prises accidentelles, ce qui arrive malheureusement très souvent.» Sa mallette d’échantillons en main, le jeune chercheur s’attarde surtout sur les requins ou les raies, sa spécialité. Des poissons impressionnants et de plus en plus rares en Méditerranée, mais que les pêcheurs albanais ramènent encore régulièrement dans leurs filets.
Selon un rapport publié l’an dernier par l’institut de recherche Tour du Valat, les écosystèmes marins ont vu leurs populations de vertébrés s’effondrer de moitié en trente ans, un sujet au cœur des discussions de la COP 15 biodiversité, qui débute ce mercredi à Montréal. Parmi les principaux coupables : le changement climatique, mais aussi la surpêche. En Albanie, les chiffres disponibles sont rares, mais sans appel. «Des espèces comme l’anguille d’Europe mais aussi certaines d’importance commerciale comme le bar, la daurade ou le rouget ont vu leur population chuter de 30 à 50 % en trente ans,explique Spase Shumka, professeur à l’université agricole de Tirana. Les écosystèmes les plus touchés par la pêche sont les lagons côtiers, où la baisse atteint les 60 %. »
Peu développée, et isolée du reste du monde sous la dictature stalinienne (1944-1991) d’Enver Hoxha, l’Albanie suit désormais le même modèle de développement économique que ses voisins croate et italien, et mise sur le tourisme de masse. Dans un pays où la corruption atteint des sommets, cette transformation se fait au détriment des écosystèmes. Le pays est souvent considéré par les scientifiques comme ayant l’un des pires taux de perte de biodiversité du continent. Sur terre comme en mer, la chasse illégale et la surpêche touchent durement la faune terrestre et marine. Beaucoup de pêcheurs reconnaissent ainsi n’avoir jamais vu leurs prises inspectées. «Il y a encore pas longtemps, il n’y avait aucun critère ! On amenait les chaluts même à cinq mètres de profondeur, avoue Pellumb, un capitaine de 30 ans, qui vient juste de relâcher un petit requin. C’était terrible, parce que, quand on pêche là où les poissons pondent, c’est normal qu’au bout d’un moment on ait moins de revenus.»
«Trou noir». Si les pêcheurs de Vlora ne s’étonnent pas de la richesse de leurs prises, les fonds marins albanais restent entourés de mystères. Faute d’études crédibles, le pays est souvent présenté comme un «trou noir» de la biodiversité européenne. Depuis un an, Andrej Gajic tente de remédier à ce manque de données en plongeant dans les eaux profondes des mers Adriatique et Ionienne, qui se rencontrent au large de Vlora. «Certaines espèces de requins ou de raies sont encore assez communes ici, alors qu’elles sont extrêmement rares dans le nord de la mer Adriatique, s’enthousiasme le chercheur. Certains habitats de la côte albanaise devraient être strictement protégés. » En un peu plus de dix mois, sa petite équipe a recensé plus de 1 400 spécimens de 26 espèces, dont certaines n’avaient pas été observées depuis plusieurs décennies dans la région.
Déclin continu. Requin féroce, raie aigle, mais aussi tortue caouanne ou phoque moine : la survie de ces espèces passera notamment par la prise de conscience des pêcheurs locaux. «La plupart des espèces qu’on étudie, on ne savait pas qu’elles étaient menacées de disparition,parce que nous, les pêcheurs, on les voit tous les jours, souligne Kostandin Xhaho, un jeune biologiste issu d’une famille de pêcheurs, qui accompagne aujourd’hui Andrej Gajic dans ses explorations. Andrej m’a par exemple montré une photo d’une espèce de torpilles [des raies, ndlr] qui est officiellement en danger d’extinction au niveau global et moi, je lui ai dit : « On en a plein ici, viens, on va les observer ! » et en une nuit on a identifié cinq individus.» En Albanie, certaines espèces protégées se retrouvent souvent au menu des restaurants des grandes villes. Il n’est pas difficile de manger du thon rouge, pourtant en danger d’extinction. La population méditerranéenne de cette espèce emblématique a baissé de 90 % depuis 1993.
Dans ses campagnes de communication à destination des visiteurs étrangers, la ministre albanaise du Tourisme et de l’Environnement assure vouloir faire de l’environnement une «priorité absolue». Mais, sur le terrain, les biologistes constatent le déclin continu de la biodiversité. «Pour être vraiment efficace, il faut que les autorités disposent d’une technologie et d’un protocole plus adaptés», estime Endora Celohoxhaj, de l’ONG albanaise Protection et préservation de l’environnement naturel en Albanie. Les espèces sont aussi menacées par l’artificialisation rapide de la côte albanaise. Face à l’explosion de la fréquentation touristique dans la région de Vlora, le gouvernement envisage ainsi de construire un aéroport dans le delta protégé de la Vjosa, considérée comme le dernier fleuve sauvage d’Europe, à la biodiversité exceptionnelle.
Source: Libération