Tribune de Bernard Valero : la Méditerranée au temps des incertitudes

 

Bernard Valero, qui fut consul général à Barcelone, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire à Skopje, ambassadeur de France en Belgique, directeur général de l’Avitem (Agence des villes et territoires durables méditerranéens) et porte-parole du Quai d’Orsay met en exergue dans cette tribune les problèmes auxquels la Méditerranée est confrontée avant de considérer qu’il est urgent de repenser en profondeur la coopération internationale sur cet espace.

1) Une Méditerranée fragile, vulnérable et menacée.

Un bien petit espace
Si la Méditerranée offre une belle illustration du « small is beautiful » et si elle est chargée du poids d’une histoire a nulle autre pareille, sa configuration géographique est en revanche un facteur de faiblesse dans le grand jeu de la mondialisation : Avec 2,5 millions de kilomètres, la mer Méditerranée ne représente en effet que o,6% de l’océan mondial. A l’heure du rétrécissement de la planète sous l’effet de la mondialisation, cette caractéristique géographique ne pose plus aujourd’hui cet espace maritime en situation stratégique favorable dans la géoéconomie mondiale qui penche désormais vers les grands espaces de l’indo-pacifique.

Une copropriété en souffrance
Tensions historiques entre le Maroc et l’Espagne autour des « présides » de Ceuta et Melilla ; rupture des relations diplomatiques entre le Maroc et l’Algérie ; incertitudes sur le sort du modèle démocratique tunisien issu des printemps arabes ; 10 ans de chaos en Libye depuis la disparition de Kadhafi en octobre 2011 ; aucun progrès de l’Union du Maghreb arabe (UMA) depuis sa création en 1989 ; dépendance vitale de l’Égypte vis à vis de l’eau du Nil et donc de son voisin méridional l’Éthiopie ; un conflit israélo-palestinien dont on ne voit pas la lumière au bout du tunnel ; le Liban qui implose sous les yeux de la communauté internationale ; la Syrie qui ne parvient pas à s’extraire de 10 années de guerres ; les tensions récurrentes entre la Turquie et la Grèce autour de Chypre et des îles grecques de la Mer Égée, notamment sur fond de prospection d’hydrocarbures offshore. Ce sombre tour d’horizon ne saurait faire abstraction des Balkans ou les accords de Dayton n’ont durablement réglé aucun problème en Bosnie-Herzégovine, ou les tensions persistent entre la Serbie et le Kosovo, et où la stabilité politique en Albanie et en Macédoine du Nord est loin d’être acquise.

Une Méditerranée où s’implantent de nouveaux acteurs « agressifs » :
. La Chine, avec ses routes dites de la soie qu’elle déroule au sortir du canal de Suez en direction du Sud de l’Europe et du Nord de l’Afrique,
. la Russie qui poursuit méthodiquement le vieux rêve tsariste de l’accès aux mers chaudes,
. la Turquie, dont la présence militaire directe ou indirecte ne cesse de s’accroître sur de nombreux rivages méditerranéens.

Ces trois pays partagent un égal et triste souci de ne poursuivre que leurs seuls intérêts nationaux ce qui les conduit parfois à se comporter en prédateurs. Cette apparition de nouveaux acteurs prend un relief particulier sur le champ de la sécurité et du développement alors que la présence américaine diminue d’intensité au fur et à mesure que Washington s’implique sur la zone indo-pacifique dans le contexte de sa rivalité avec la Chine.

Une Méditerranée confrontée à des mutations qui sont autant de menaces :
. Réchauffement climatique, dégradation accélérée de tous les paramètres environnementaux, indicateurs de biodiversité marine et terrestre en chute libre, l’espace méditerranéen est aujourd’hui l’un des pires « hot spot » écologique au monde.

. Flux migratoires appelés à s’amplifier dans les 20 ans qui viennent sous l’effet conjugué de l’aggravation de l’instabilité politique et sécuritaire au sud, du dérèglement climatique et du déséquilibre ressources-démographie.
. Risque d’une mise à l’écart de la Méditerranée des grands flux et centres économiques qui structureront l’économie mondiale du XXI siècle.

2) la coopération intergouvernementale

L’action des États et la coopération intergouvernementale n’ont pas été à même jusqu’ici d’apporter des réponses et des solutions, ni de relever les défis auxquels les Méditerranéens sont confrontés :
. En raison de la multiplicité des conflits qui affectent la zone, qui sont autant de freins à une coopération efficace, en vue du développement durable de cet espace. Cette réalité amène les acteurs étatiques à privilégier les coopérations bilatérales ou sous-régionales lesquelles ne sauraient tenir lieu de stratégie à l’échelle de toute la Méditerranée.

. Au vu de l’enlisement du processus euro-méditerranéen lancé à Barcelone en 1995, et des maigres résultats engrangés depuis 2008 par l’UpM.

. Compte tenu des tiraillements récurrents au sein des États-membres de l’UE autour des priorités à accorder respectivement aux voisinages Est et Sud de l’Union, un débat qui n’a pas permis jusqu’ici aux Européens de peser autant qu’il eut fallu sur le destin de la Méditerranée : moyens et ressources mobilisés insuffisants, gestion de crises successives handicapant toute stratégie de coopération sur le temps long, faiblesse de la politique extérieure de l’UE, dispersion des compétences, des acteurs et des visions.

. A la lumière enfin, au fur et à mesure qu’elle s’accentue, de la remise en question du concept même de frontières nationales face aux menaces globales dont l’une des caractéristiques est précisément d’ignorer les frontières : crises climatique et environnementale, crises migratoires, crises sécuritaires. Outre leur capacité à menacer la stabilité et le développement économique et social de la région, ces crises ont en commun de rendre obsolète l’organisation westphalienne de la coopération en Méditerranée.

3) Face aux enjeux du XXIe siècle

Face aux enjeux du XXIe siècle auxquels fait face la Méditerranée, il est urgent de repenser en profondeur la coopération internationale sur cet espace :

. Modifier notre logiciel de perception de l’espace méditerranéen lequel ne saurait se borner aux seuls 23 « copropriétaires » de ces rivages, en prenant en compte la profondeur stratégique de cette région : le Sahel pour l’Afrique du Nord, les Balkans pour l’Adriatique, le Moyen Orient pour la Méditerranée orientale.
. Modifier la matrice conceptuelle de la coopération, trop souvent construite sur une dimension Nord-Sud : le Nord partageant avec le Sud son expertise, ses connaissances, et apportant ses ressources humaines et financières.

Si cette approche demeure structurante, elle gagnerait à être enrichie d’une coopération Sud-Sud exigeante, malheureusement quasi inexistante aujourd’hui. L’exemple le plus révélateur de ce trou dans la raquette est peut-être celui de l’UMA (Union du Maghreb arabe), véritable crève-cœur et illustration de tant de temps et d’opportunités perdus depuis plus de trente ans. Par ailleurs, une vision Sud-Nord de la coopération doit être mise sur la table tant la rive nord de la Méditerranée a à apprendre de la rive sud dans de très nombreux domaines, la lutte contre le réchauffement climatique n’étant pas l’un des moindres.

. Dépasser la seule référence étatique dont on a vu les limites et compris qu’elle ne saurait être l’alpha et l’oméga de la coopération internationale en Méditerranée. Le temps est venu de faire monter en ligne de nouveaux acteurs : la société civile et les collectivités territoriales, les unes et les autres en première ligne, face aux grands enjeux méditerranéens.

A l’initiative du président de la République, la France a ouvert à Marseille en juin 2019 cette nouvelle voie avec le Sommet du dialogue entre les deux rives. Naturellement imparfaite et lacunaire, cette heureuse initiative pionnière sera poursuivie, élargie et approfondie lors du Forum des Mondes méditerranéens, organisé une nouvelle fois à l’initiative de la France, et qui se tiendra, une nouvelle fois et ce n’est pas un hasard, à Marseille en février 2022. Cette démarche, portée par la France, a plusieurs vertus : innover en sortant du cadre étatique, en faisant monter en ligne les sociétés civiles et les collectivités territoriales de la Méditerranée, en lançant un processus fondé sur des projets, en créant une dynamique inclusive de pluralité d’acteurs et de projets, sur un temps long, vers des objectifs communs et sur la base d’un travail collectif.

Peser davantage à Bruxelles en faveur d’un engagement stratégique de l’UE sur l’espace méditerranéen. Là encore, la Présidence française de l’Union européenne qui débutera au 1er janvier 2022 offre l’occasion de faire bouger les lignes et de favoriser une implication plus active des Européens sur leur flanc sud dont les enjeux qui s’y présentent et l’importance stratégique qu’ils représentent les concernent tous.

Source: DestiMed