Privatisation, infractions, érosion : en Tunisie, les plages sous pression

Face à l’essor de l’industrie touristique et des constructions anarchiques, les usagers et les défenseurs de l’environnement s’inquiètent.

Depuis le bateau à moteur de Mohamed Gommidh, on peut contempler la montagne qui cerne la plage aux eaux turquoise du cap Sidi Ali El Mekki, dans le nord de la Tunisie. A la façon des lettres de Hollywood à Los Angeles, le mot « Lovina » se découpe sur la falaise surplombant la crique où Mohamed a installé des cabanons, hamacs et chaises longues. « Il y a six mois, j’avais encore un peu de sable, mais la mer a tellement avancé que j’ai été obligé de mettre les installations dans la roche », décrit-il.

Originaire de Ghar El Melh, un village voisin, Mohamed avait le choix, après ses études, entre devenir agriculteur ou pêcheur, deux métiers en crise. Ou partir à l’étranger. Après un séjour au Canada, il revient finalement au pays et investit avec ses frères l’équivalent de 15 000 euros dans un restaurant sur le littoral, avant de créer Lovina Island, où il s’installe de juin à septembre. Il y propose une formule comprenant plage privée, transport, parking et déjeuner pour 60 dinars (19 euros) la journée.

Son initiative est loin d’être isolée. Depuis quelques années, avec le regain du tourisme intérieur et l’attrait des Tunisiens pour les excursions en mer, à l’écart des plages publiques souvent bondées, les plages privées pullulent. Elles n’ont pourtant pas encore d’existence légale.

« J’ai une autorisation d’occupation temporaire des lieux et un permis pour le transport de personnes avec mon bateau, mais sinon, je cumule les amendes avec les différentes autorités, relate M. Gommidh. Nous ne sommes pas contre le fait d’être encadrés ou de payer une taxe, mais le problème c’est qu’on est face à des gens qui nous disent juste “c’est interdit”, sans qu’il y ait de discussion.Pourtant, nous n’affectons pas l’environnement et nous répondons à une demande en hausse. »

Un bord de mer en voie de gentrification

Les pressions subies par le littoral tunisien, qui s’étend sur près de 1 600 kilomètres grignotés par l’augmentation du niveau de la mer, cristallisent les inquiétudes. Celles-ci ont commencé à monter au temps de l’ex-président Ben Ali, avec l’essor de l’industrie touristique et la prolifération d’unités hôtelières impliquant des promoteurs immobiliers peu scrupuleux. Pour répondre au mécontentement des habitants, le gouvernement avait alors aménagé 80 plages publiques. Depuis la révolution, la multiplication des constructions anarchiques et les initiatives de privatisation commerciale des plages se sont ajoutées à la longue liste des infractions.

Résultat : le bord de mer est en voie de gentrification, avec de plus en plus de plages dites touristiques, où les accès sont payants et la consommation souvent obligatoire. Un phénomène que les politiques publiques sont impuissantes à réguler.

Des initiatives comme celle de Lovina Island donnent du travail à des centaines de chômeurs, ce qui rend difficile l’intervention des autorités. Mohamed Gommidh emploie une dizaine de jeunes à 60 dinars la journée, soit plus que le tarif dans les chantiers par exemple, dans un pays où le taux de chômage stagne à plus de 15 %. Grâce aux réseaux sociaux et au bouche-à-oreille, Lovina Island affiche complet presque chaque week-end.

Dans d’autres villes balnéaires, le domaine public est pris d’assaut par l’industrie du tourisme. A Hammamet, les natifs se plaignent depuis des années de la non-prise en compte de l’érosion du littoral et du rétrécissement des plages publiques. « Sur 17 kilomètres de plage publique, nous n’avons que huit accès, sinon il faut passer par des oueds ou des propriétés privées. Sans compter les hôtels qui ont construit sans respecter les retraits par rapport aux dunes et qui se retrouvent désormais sans plage à cause de l’érosion », témoigne Salem Sahli, un médecin membre de l’Association d’éducation relative à l’environnement, à Hammamet.

Pour lui, le problème vient aussi d’un manque de concertation entre les communes et les autorités : « Les décisions d’exploitation du littoral sont souvent prises à Tunis, avec des passe-droits et des personnes qui construisent ou privatisent sans rien respecter. Il n’y a pas encore un vrai pouvoir local sur la question et ce n’est pas seulement les vacanciers qui en pâtissent, mais aussi l’environnement. »

Seulement 35 gardes pour 600 km de plages

En 2017, la Cour des comptes a publié un rapport accablant sur la gestion du domaine public maritime entre 2010 et 2015, pointant le manque de fermeté des autorités face aux infractions relevées. Dresser des procès-verbaux, près d’une centaine par an, n’est plus suffisant, admet l’Agence de protection et d’aménagement du littoral (APAL). « Les prises en compte des infractions ont du mal à déboucher sur de réelles sanctions, soit l’application des arrêtés de démolition. Nous avons aussi un manque de moyens : 159 employés dont 35 gardes-plages, pour contrôler 600 kilomètres de littoral sablonneux », déplore Mohamed Ben Jeddou, directeur général de l’APAL.

Si l’agence a connu quelques succès, notamment sur la protection des îles Kuriat, sur la côte est, ses pouvoirs de protection restent réduits face aux nombreux types d’infractions. « C’est dur de gérer notre mission environnementale, de plus en plus importante face à l’érosion des côtes, et en même temps de contrôler l’augmentation des constructions anarchiques en dur et les volontés touristiques d’exploitation commerciale, tandis que nous préconisons une exploitation durable », avance-t-il.

Les différentes autorités se renvoient mutuellement la responsabilité : la décentralisation espérée avec les élections municipales de 2018 n’est pas encore au rendez-vous et les communes ne peuvent pas tout gérer. Certaines agissent malgré tout, comme le maire de La Marsa (nord de Tunis), Slim Meherzi, qui a récemment mis à exécution l’ordre de démolition d’un bar construit sur une falaise en toute illégalité.

Par Lilia Blaise, Le Monde.