Houcine Jaïdi: A Tabarka, un rendez-vous heureux du nautisme avec le patrimoine
22 juillet 2019
22 juillet 2019
Le mardi 16 juillet, la ville de Tabarka vivra un évènement riche en significations, qui est sans doute la plus belle manière de renouer avec la longue histoire de la cité, de marquer l’actualité et de baliser la voie à suivre pour un développement qui valorise de grands atouts jusque-là négligés. Il s’agit de l’arrivée d’une régate composée de six voiliers en provenance de Pegli, un quartier situé à l’ouest de Gênes, où l’activité portuaire est présente depuis la nuit des temps. Le nautisme servira, à l’occasion de cette manifestation, d’appui à la promotion d’un patrimoine historique qui aspire à une dimension universelle.
Baptisée ‘’Sur la route du corail’’, la traversée bénéficie de l’appui de nombreux organismes et institutions d’Italie et de Tunisie, à commencer par les autorités communales de Gênes et de Tabarka ainsi que la société civile. Elle tirera parti d’une bonne et importante couverture médiatique assurée par des médias tunisiens et italiens.
La traversée rappellera l’histoire de la famille des Lomellini originaire de Pegli et qui a conduit, en 1544, l’installation à Tabarka des pêcheurs ligures, en application de l’accord obtenu, quelques années plus tôt, par Charles Quint dans un contexte où il rivalisait avec les Ottomans pour la maîtrise du sultanat hafside en décomposition. L’accord confiait aux Lomellini un ‘’comptoir’’ où ils allaient exercer le monopole de la pêche et de la commercialisation du corail. Cette installation, qui devait durer deux siècles, est encore marquée, aujourd’hui, dans le paysage, par la fière allure du ‘’Fort génois’’, fief des Lomellini. Son achèvement a eu lieu en 1741, date à laquelle le Bey de Tunis, Ali Pacha a mis fin au monopole dont jouissaient les Lomellini. Il en a résulté une dispersion de la communauté ligure dont certains membres sont allés d’abord fonder Carloforte sur l’île sarde de San Pietro, alors que d’autres se sont installés, quelques décennies plus tard, dans la toute proche île de Sant’ Antioco où ils ont érigé la ville de Calasetta. Les Tabarquins qui, peu de temps après, ont transité par Alger, ont eu pour destination finale l’Espagne où ils ont fondé, sur l’île de San Pablo, Nueva Tabarca située au large d’Alicante. Au total, les pérégrinations des ‘’Tabarquins’’ auront duré près de trois siècles et marqué, de différentes manières, l’histoire de l’Italie, de la Tunisie et de l’Espagne.
Outre la visite du fort génois et de plusieurs autres lieux et installations touristiques représentatives de Tabarka et de sa région, les régatiers, qui seront reçus à Tabarka, auront l’occasion, le jour même de leur arrivée et le lendemain, de prendre connaissance du patrimoine culturel, des arts traditionnels et des produits artisanaux de la région et de visiter certains établissements de formation. Le surlendemain, la flottille quittera la cité du corail pour gagner Carloforte, la cité sarde jumelée avec Tabarka.
La régate permettra d’attirer l’attention sur les atouts de Tabarka en matière de nautisme dont la plus-value est bien connue dans le domaine du tourisme. Dans la cité du corail, la marina, inaugurée, il y a de longues années est loin de connaître une activité débordante. La rareté des bateaux de croisière et la léthargie des services de tout genre rappellent inlassablement aux visiteurs que le nautisme y est plutôt un projet qu’une réalité percutante. Le problème est manifestement un problème de vision et de gouvernance d’une part parce que les investissements n’ont pas manqué et d’autre part parce que la tradition maritime, à Tabarka, remonte à la haute Antiquité. Les vestiges antiques témoignent du rôle de Tabarka dans l’exportation, vers de nombreux pays méditerranéens du célèbre marbre jaune de Chimtou (l’antique Simitthus) exploité d’abord par les rois numides puis, à grande échelle, par l’administration romaine.
Dans les premiers temps du tourisme tunisien, Tabarka a déjà montré qu’elle était capable d’une offre touristique originale. Le club nautique municipal, créé en 1972 est le plus ancien du genre en Tunisie. Il continue à constituer l’une des meilleures attractions de la cité et la modestie de ses moyens n’a pas entamé la sûreté de ses services et la variété de ses programmes.
Le festival international de Tabarka lancé par Lotfi Belhassine, en 1973 avec le fameux slogan ‘’Je ne veux pas bronzer idiot’’ s’est rapidement constitué une très bonne réputation à l’échelle nationale et internationale. Son atout majeur était la culture (musique, théâtre, conférences, ateliers et expositions) proposé aux estivants ; la scène était simple mais prestigieuse ; il ne s’agissait ni plus ni moins que de la ‘’Basilique’’ de Tabarka, vestige rare de la ‘’Thabraca’’ antique.
Rebaptisé, en 1997, ‘’Tabarka Jazz Festival’’, l’évènement culturel a connu une évolution en dents de scie (fluctuation des dates, manque de financement, annulation de certaines sessions). La mise en exploitation de l’aéroport international de Tabarka en 1992 et du tronçon d’autoroute Béja-Bousalem, en 2016 et l’inauguration du Théâtre de la mer en 2018 n’ont pas assuré une relance définitive pour un Festival emblématique de Tabarka et vieux d’environ un demi-siècle. Pour la session de 2019, aucune annonce n’est encore faite, ce qui n’augure de rien de bon.
Au total, une ville, pourvue d’une chaine d’hôtels, d’une marina, d’un aéroport international et rapprochée par une autoroute, n’arrive pas à retrouver le dynamisme du véritable tourisme culturel qu’elle a connu dans les années … 1970. Le paradoxe est d’autant plus frappant que la ville de Tabarka est adossée à un arrière-pays riche en ressources naturelles et patrimoniales variées et originales (montagne, forêt, sites archéologiques majeurs, sépultures protohistoriques taillées dans les rochers…). Ainsi, la faiblesse du développement du tourisme, culturel surtout, est inversement proportionnelle à l’importance et à la multiplicité des atouts. Un véritable cas d’école pour un échec presque total du ‘’modèle de développement’’.
Attachés au développement de leur région, les Tabarkois n’ont pas cessé de multiplier les initiatives en créant des associations et en lançant des manifestations artistiques originales. En témoigne, par exemple, le ‘’Tabarka Sky Lantern Festival’’ qui en est, cette année, à sa cinquième session et qui compte parmi ses grands succès, la pièce de théâtre ‘’Roméo et Juliette à Tabarka’’, jouée en 2016 au Fort génois. En témoigne aussi la forte implication des Tabarkois dans les manifestations de la ‘’Saison bleue’’ organisée en 2018.
La régate génoise s’inscrit parfaitement dans le choix fait par les Tabarkois de ne plus tourner le dos à la mer et d’en faire un grand horizon pour un développement global qui se veut, à l’intérieur, adossé au patrimoine historique, archéologique et monumental et, à l’extérieur, ouvert sur le monde et prompt à saisir toute opportunité de coopération mutuellement profitable.
L’arrivée de la régate a lieu à une date où la Tunisie s’active pour achever la présentation de sa candidature conjointement avec l’Italie et l’Espagne pour l’inscription de l’aventure historique des Tabarquins sur la liste du patrimoine immatériel de l’humanité. Ce beau projet, original non seulement par son contenu mais aussi par l’association de trois pays, a pour titre ‘’L’héritage culturel immatériel de l’aventure des Tabarquins, un patrimoine méditerranéen partagé’’.
Datant de quelques années, l’initiative a émané de la société civile. La figure de proue du collectif associatif qui a porté le projet est l’Association ‘’Le pays vert : la Tunisie du Nord-Ouest’’ créée il y a une quinzaine d’années et présidée par Monique Longerstay, Tabarkoise de cœur qui ne cesse de fédérer les efforts en faveur d’un développement durable et inclusif du Nord-Ouest de la Tunisie, particulièrement dans sa dimension patrimoniale.
Relayée d’abord par les autorités officielles locales et régionales, la démarche a abouti à une mobilisation des autorités tunisiennes en charge du patrimoine ainsi que des autorités italiennes et espagnoles soutenues, elles aussi, par des initiatives locales et des personnalités de différents horizons. La première démarche entreprise auprès de l’Unesco, au mois de mars 2018, a été suivie, le 5 mai de la même année, de la signature, à Tabarka, du protocole préalable d’accord des communes tabarquines des trois pays. C’est au mois de mars 2020 que le projet de classement tripartite sera déposé formellement auprès de l’Unesco.
Compte tenu de son importance pour la ville de Tabarka et de sa région, le projet a rapidement convaincu et mobilisé de nombreuses composantes de la société civile et des personnalités tunisiennes attachées au patrimoine historique et assurés de sa capacité à dynamiser la vie économique et à rapprocher les peuples.
Puisse la régate, dont l’arrivée à Tabarka est prévue pour le mardi 16 courant, montrer la voie à suivre en matière de diversification du produit touristique, en valorisant le culturel, trop négligé jusque-là, tout comme le nautisme, deux atouts pour lesquels Tabarka est fortement pourvue. Nul doute que le développement du nautisme et le label de patrimoine immatériel de l’humanité contribueront à la montée en gamme du tourisme dans la région et participeront à la création des richesses jusqu’à des limites insoupçonnées.
Mais à Tabarka et dans sa région, comme partout en Tunisie, rien ne viendra sans un travail méthodique et une coopération efficiente entre le ministère du Tourisme et celui des Affaires culturelles ainsi que d’autres départements ministériels tels que celui de l’agriculture (qui monopolise la gestion des forêts et des barrages) et celui du Transport (qui gère le réseau routier, la voie ferrée et l’aéroport).
Les mesures prises le 11 courant, soit quelques jours avant l’arrivée de la régate génoise, à Jendouba, par le ministre du Tourisme et de l’Artisanat vont dans ce sens. Il y est, entre autres, question de la collaboration avec le ministère du Transport pour relancer l’activité de l’aéroport de Tabarka. Souhaitons-leur une exécution rapide. Il faut espérer aussi une collaboration prochaine avec le ministère des Affaires culturelles pour traiter des dossiers urgents tels que la dégradation du site de la ‘’Basilique’’ à Tabarka, l’absence de véritables recherches archéologiques sous-marines et la léthargie des deux sites archéologiques de Bulla Regia et de Chimtou si peu présents dans l’activité touristique et plus généralement dans le développement régional.
Professeur Houcine Jaïdi
Universitaire
Publié le 15.07.2019 par Leaders