Alimentation, cosmétiques, biomatériaux… Les algues, un marché florissant en quête de structure

Un substitut d’œuf à base d’algues ? C’est possible. De la peinture ? Aussi. Des biostimulants pour les plantes, ou encore des médicaments, des cosmétiques, des compléments alimentaires ? Les solutions sont déjà là. Abondantes, les algues dévoilent jour après jour de nouvelles potentialités. Si des startups innovantes ont émergé ces dernières années, des freins subsistent malgré tout à leur développement (coût de production, etc.). Mais les promesses de cette ressource encouragent aujourd’hui certains acteurs, privés comme institutionnels, à mener des initiatives communes pour structurer la filière. 

Les plages en sont souvent recouvertes après la marée, échouées ou bien flottant insoucieusement à la surface de l’eau, au grand dam des baigneurs. Pourtant leurs bienfaits sont innombrables, et leurs potentialités en grande partie méconnues. Ces algues visibles à l’œil nu ne constituent en revanche qu’un petit pan de ces organismes photosynthétiques qui peuplent l’écosystème marin depuis des milliards d’années. On dénombre aujourd’hui plus de 10 000 espèces de macro-algues (rouges, vertes ou brunes, elles rassemblent les espèces d’algues visibles à l’œil nu), qui ont conduit à l’apparition des premiers végétaux sur Terre, et des centaines de milliers – si ce n’est des millions – d’espèces de microalgues, organismes unicellulaires formant le précieux phytoplancton. « Les algues sont, dans le milieu marin, l’équivalent des plantes dans le milieu terrestre. Elles ont un rôle et une diversité tout aussi importants », atteste Ronan Pierre, responsable du pôle innovation et produit au Ceva (Centre d’Etude et de Valorisation des Algues), dans les Côtes-d’Armor (Bretagne). Le recours aux algues, du moins dans l’alimentation, ne date pas d’hier, et remonte jusqu’à la Préhistoire. En Asie, on en cultive depuis des siècles. Ce n’est que tardivement – aux 19e et 20e siècles – que les algues ont fait leur apparition en Europe dans diverses industries comme l’agroalimentaire ou les cosmétiques.  

Si la nouvelle feuille de route proposée par le gouvernement lors du dernier Salon de l’agriculture laisse entrevoir la structuration d’une filière prometteuse, des freins subsistent encore à l’éclosion d’un véritable écosystème. Cela n’empêche pas des startups prometteuses de prendre les devants dans de nombreux domaines d’application, mettant au point des solutions innovantes qui pourraient définitivement porter le secteur vers le haut.   

 

Ruée vers l’algue : un marché encore très dépendant de la récolte 

 

En 2021, la production française d’algues était estimée à près de 86 000 tonnes, faisant de la France l’un des premiers producteurs européens de cette ressource (source : FranceAgriMer). Mais ce volume, quasi exclusivement issu de la récolte, est loin de générer la majorité de la valeur réelle de la filière. A contrario, le marché mondial repose en grande partie sur la production des pays d’Asie du Sud-Est (la production européenne ne représentant qu’à peine 1 % du volume total), comme la Corée ou le Japon, où la culture de macro-algues, par opposition à la récolte, est nettement plus développée. « L’Europe a encore du mal avec les algues, ce n’est pas dans nos cultures », reconnaît Jean-Paul Cadoret, directeur scientifique de la start-up Algama.  

En France, où la branche la plus développée est celle de la spiruline (pour un chiffre d’affaires d’environ 7 millions d’euros annuel), les algues sont certes utilisées depuis longtemps le long du littoral, pour de l’amendement agricole, du combustible ou de l’alimentation animale. Au niveau industriel, elles sont sollicitées dès les 16-17e siècles pour créer du fondant pour l’industrie du verre, avant d’être rapidement remplacées par de nouveaux procédés. Au 19e siècle, de l’iode est extraite des cendres d’algues à destination de produits pharmaceutiques, mais également des toutes premières plaques photographiques, développées avec des vapeurs d’iode. Mais ces productions restent somme toute limitées. « Le gros du développement a lieu dans les années 1930 », explique l’expert du Ceva. A cette période, l’essentiel de l’activité tourne alors autour de l’extraction de molécules présentes dans les algues – en premier lieu les alginates, les carraghénanes et l’agar agar – dont les propriétés épaississantes, texturantes, gélifiantes et stabilisatrices sont exploitées dans l’alimentaire, le textile, la cosmétique ou encore certains produits médicaux (tissus 3D, implants, moulages dentaires, etc.).

Aujourd’hui, la Bretagne concentre près de 95 % de la production française (source :Feuille de route nationale pour le développement des filières algales françaises, Février 2024), qui est essentiellement consacrée à la récolte de macroalgues sauvages. La France ne se contente pas de cette récolte abondante sur son littoral et importe également des macroalgues depuis l’étranger : environ 30 000 tonnes proviennent du Chili, de l’Indonésie ou encore de la Norvège (source : L’Actualité chimique n°500, janvier 2025). La culture de macroalgues, minoritaire, se réalise à terre, en bassin, ou en mer : du fait d’un coût de production important, ces algues de culture affichent un prix d’achat nettement plus élevé que les algues récoltées, mais présentent des promesses pour l’industrie algale de demain. Les algues d’échouage constituent également une part importante de la ressource, mais demeurent difficilement valorisables et intégrables à un circuit économique, tant pour des questions de santé publique que de capacité de traitement : on parle de 52 000 tonnes annuelles d’algues vertes collectées en Bretagne, et plus de 300 000 tonnes de sargasses dans les Antilles. « A ce jour, il est compliqué de dimensionner une usine sur un arrivage de gros volumes ponctuels », reconnaît Ronan Pierre.

   

Des initiatives locales pour fédérer les acteurs du secteur 

 

Aujourd’hui, le Ceva dénombre 235 acteurs de la filière macro et microalgues en France, dont près de la moitié en Bretagne. La région n’a d’ailleurs pas attendu la publication d’une feuille de route nationale pour rassembler les acteurs locaux de la filière, à l’instar d’Olmix, ETI créée il y a trente ans et aujourd’hui parmi les leaders sur le marché des biostimulants à base d’algues. Le Cluster Algues Bretagne a ainsi été fondé en 2023 avec pour ambition d’accélérer le développement économique de la filière. D’autres régions se sont également mobilisées comme la Normandie, qui compte un acteur de poids du secteur comme Algaïa – entreprise spécialisé dans les extraits d’algues, également implantée dans le Finistère et réalisant près de 30 millions d’euros de chiffre d’affaires – avec la création d’une Filière Algues en 2024. Une structure qui a d’emblée réussi à mettre autour de la table agriculteurs, acteurs publics, industriels et startups innovantes comme Magma Seaweed, dont l’ambition est de créer la première ferme algocole de la région. A l’échelle nationale, une association comme Merci les Algues rassemble près de 80 sociétés. Celle-ci n’a pas manqué de se rendre au dernier Salon de l’Agriculture, pour sensibiliser le public à cette ressource encore largement sous-exploitée. « Ça reste une filière assez jeune, constate Nadia Sekher, responsable sectorielle agriculture et agroalimentaire chez Bpifrance. Il y a beaucoup de bonnes intentions mais peu de de choses concrètes. » La multiplicité des domaines d’application et les limites propres de la ressource n’arrangent évidemment pas les choses. « Les algues sont très manipulables. Vous pouvez les cultiver sur le même mètre carré, toute l’année, en continu, témoigne Jean-Paul Cadoret, qui a rejoint la jeune pousse Algama après avoir dirigé pendant plusieurs années Greensea, société productrice de microalgues. Ce qui est rédhibitoire, c’est que ça reste cher à fabriquer. S’il n’y avait pas de pétrole, on utiliserait beaucoup plus les algues et ça serait bien plus vertueux. » 

 

Algues : les principaux freins à la structuration d’une filière 

 

Si l’essor de la filière algale reste donc en partie freiné par des coûts conséquents et des marges incertaines, il reste également à lever certains verrous, à commencer par l’acceptation. En France, la population considère globalement les algues comme un produit sain : selon une étude FranceAgriMer d’avril 2024, 95 % des Français les jugent bonnes pour la santé, mais restent pourtant réticents, 43 % des sondés y associant un image négative liées entre autres à la pollution ou à la prolifération. « La résistance au changement est forte, constate Jean-Paul Cadoret, également vice-président de l’association européenne des algues (EABA). Mais elle peut être aussi inconsciente. Ça demande de s’habituer. » Habituer le corps donc, mais également l’esprit d’un consommateur aujourd’hui tourné vers le naturel et la durabilité. Selon l’étude, plus de 62 % des Français seraient ainsi prêts à dépenser plus d’argent pour des algues d’origine certifiée. Les freins sont également réglementaires, ne serait-ce qu’à l’échelle européenne : tout produit ou coproduit d’algue à usage alimentaire est strictement soumise au « Novel Food », règlementation appliquée systématiquement aux aliments n’ayant pas été consommés de façon significative au sein de l’Union européenne avant 1997. Les nombreuses entreprises et startups à travailler sur des algues alimentaires présentent donc aujourd’hui le double défi de présenter un « ingrédient suffisamment innovant pour se démarquer de la concurrence », et de rester hors du périmètre Novel Food, explique Nadia Sekher (Bpifrance). 

Un autre enjeu de taille, moins souvent mentionné, est tout simplement lié à la disponibilité de l’espace maritime, et plus largement à l’impact écologique de l’algoculture. Comment développer une filière durable et respectueuse de l’environnement ? De nouvelles solutions sont déjà explorées mais demeurent au stade de la recherche et développement, comme l’aquaculture multitrophique, précise Ronan Pierre. Cette technique consiste à combiner la culture d’au moins deux espèces d’algues, dans une logique de coculture. « Ce qu’on étudie aujourd’hui, ce sont les bénéfices que ça peut avoir en termes écosystémiques, que ce soit sur la qualité des eaux, des coquillages et des algues », indique le responsable du pôle innovation du Ceva. C’est enfin la question du financement de la filière. « Il faut des success stories et qu’elles puissent être aider financièrement, surtout sur des innovations de rupture qui présentent des dépenses importantes, reconnaît Nadia Sekher. On attend encore un engouement des investisseurs, c’est ce qui fait qu’il y aura plus de startups qui émergeront et donneront de la crédibilité au marché. » Des investisseurs sans doute plus à même de s’intéresser à la filière si une vraie synergie s’opérait entre les différents acteurs (grands groupes, startups industrielles, PME, etc.), ce qui semble être l’ambition des associations précédemment évoquées. « On voit d’un côté des acteurs historiques qui ont du mal à lever des fonds, et de l’autre de nouveaux arrivants qui n’ont pas l’expertise, mais qui ont les réseaux et la capacité de communication », constate pour sa part l’expert du Ceva.  

 

Des entreprises agiles et innovantes qui montrent l’exemple  

 

Face à ces verrous, la filière peut toutefois compter sur des entreprises pionnières et peu averses au risque, plaçant la France à la pointe de l’innovation sur les algues. Rien que sur le secteur des microalgues, nombreuses sont les deeptech à adresser des marchés de volume (alimentation humaine et animale, agriculture, nutraceutiques, etc.), à l’instar d’Algama, Fermentalg, Inalve ou encore Microphyt. D’autre part, on trouve des startups ciblant des marchés plus spécialisés où les travaux de R&D et les investissements sont plus conséquents, car développant des molécules à forte valeur ajoutée (voir le mapping des deeptech en microalgues réalisé il y a quelques années par Bpifrance), comme Alganelle ou AGS Therapeutics. « C’est un autre modèle économique. Ce n’est plus un marché de masse, les contraintes ne sont pas les mêmes », confirme Nadia Sekher. Algama, dont les laboratoires et l’usine pilote se trouvent à Paris, propose par exemple aux professionnels de l’alimentaire des ingrédients à base de microalgues se substituant à l’œuf. « On utilise les fonctions de l’algue, pas l’algue elle-même », précise Jean-Paul Cadoret. Biologiste et chercheur à l’Ifremer, le directeur scientifique de la start-up francilienne incarne précisément cette collaboration vitale entre le monde de la recherche et les startups. « C’est un mythe que l’industrie ne travaille pas avec l’académique », témoigne-t-il. La jeune pousse collabore en effet avec plusieurs universités européennes, ainsi qu’avec le Muséum d’histoire naturelle à Paris. Cette agilité propre aux startups constitue un allié indispensable pour les acteurs historiques de la filière. « Elles sont lancées par des gens assez jeunes ayant une énergie que n’ont généralement pas les grandes groupes », confie le directeur scientifique d’Algama. Certaines d’entre elles sont d’ailleurs directement fondées par des scientifiques, à l’instar de la biotech finistérienne AberActives, fondée par trois chercheurs de la station biologique de Roscoff ayant mis au point un procédé d’extraction innovant à base d’enzymes. 

Les startups comme les plus grands groupes peuvent en tout cas compter sur des institutions comme le Ceva, qui joue un rôle important d’accompagnement et de conseil. « On intervient en amont, sur de la formation. On les aide à affiner leurs modèles, à faire de la pré-évaluation technico-économique et scientifique de l’idée, précise Ronan Pierre. Ça peut être du développement à différentes étapes. » L’intervention du Ceva peut être ponctuelle, pour développer un outil particulier ou une compétence, ou bien dans d’autres cas s’étaler du stade du concept jusqu’à l’industrialisation. « On voit des entreprises qui cherchent à innover en termes de process, pour trouver d’autres composés vers les biostimulants, ou des principes actifs à plus haute valeur ajoutée », témoigne le membre du centre d’étude et de valorisation. Que ce soit la conception de matériaux algosourcés (comme des peintures dans le cas d’Algo Paint, basée en Ille-et-Vilaine) l’amélioration des processus de bioraffinage, les applications en chimie verte (biocarburants, etc.), ou encore la faculté des algues à dépolluer certains flux (eaux usées, effluents industriels, etc.), ce ne sont pas les innovations qui manquent. En agriculture, ces organismes constituent déjà l’une des alternatives les plus saines et durables aux produits phytosanitaires. « Les potentialités sont multiples. On voit germer de plus en plus de projets », témoigne de son côté Nadia Sekher.  

Reste à savoir si la nouvelle feuille de route publiée par le gouvernement permettra effectivement de créer un écosystème cohérent, le tout en continuant de sensibiliser la population à ce qui pourrait être une véritable révolution de nos habitudes alimentaires, pour commencer. « La feuille de route permet de nous rendre visible, mais ça reste très difficile quand on a autant d’acteurs d’avoir quelque chose de cohérent », conclut pour sa part Jean-Paul Cadoret. Chez Algama, qui se prépare à une série B pour l’année prochaine, l’ambition est d’atteindre l’équilibre d’ici deux à trois ans, afin de pouvoir internaliser la production et monter au rang de bioraffinerie. « L’enjeu c’est d’avoir son propre outil. Le tout, c’est de ne pas y aller trop vite », ajoute-t-il. Un passage à l’échelle qui devrait permettre à la jeune pousse de diminuer ses coûts tout en valorisant les coproduits issus de l’extraction. Une stratégie qui n’est pas sans risque, mais c’est précisément ce qui fait la dynamique de ces startups. « ll faut être très ambitieux et en même temps savoir se contraindre. C’est un équilibre à trouver. » 

Source : bigmedia