INTERVENTION À L’ASSEMBLÉE DE L’AUTORITÉ INTERNATIONALE DES FONDS MARINS DE M OLIVIER POIVRE D’ARVOR, AMBASSADEUR, ENVOYÉ SPÉCIAL DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE POUR L’OCÉAN ET LES PÔLES, KINGSTON, JAMAÏQUE, 21 JUILLET 2025
1 août 2025
1 août 2025
M le Président, Madame la Secrétaire générale, Excellences, Mesdames et Messieurs les délégués,
Je souhaite tout d’abord vous dire le plaisir d’être de retour, ici à Kingston, au siège de l’Autorité Internationale des Fonds Marins après une première mission en 2022 pour présenter la position française sur le sujet de l’exploration et de l’exploitation de la Zone. J’en profite aujourd’hui pour redire à notre nouvelle Secrétaire Générale, chère Leticia, toute notre confiance et notre amitié pour nous aider à conduire en ces temps un peu tumultueux notre grand bateau à bon port. Ce n’est pas simple. Mais nous sommes forts, car nous sommes unis. Nous sommes un bel équipage. Avec comme skipper, une femme de caractère et de vision.
Avant de vous rejoindre ce matin, j’ai voulu, hier, aller faire un pèlerinage symbolique à Montego Bay dans cette chère terre de Jamaïque, à laquelle le droit, la gouvernance et la protection de l’Océan doivent tant. Je me suis rendu, non sans gratitude et émotion, sur le site de Rose Hall, au bord de ce magnifique Océan Atlantique, dans le lieu où le 10 décembre 1982, 119 pays, la Jamaïque évidemment comme le mien, la France, ont signé la Convention des Nations Unies sur le droit de la Mer et décidèrent enfin – après tant de siècles de prédation et d’appropriation illicites- d’une répartition équitable de l’Océan. Ici sont nés notamment les zones économiques exclusives attribuées aux États-côtiers, mais, également l’Autorité internationale des Fonds Marins. En allant à Montego Bay, j’ai souhaité aussi rendre hommage avec vous à nos illustres prédécesseurs : l’ambassadeur maltais Arvid Pardo, dont nous célébrerons mercredi la déclaration visionnaire en 1970 devant l’Assemblée générale des Nations Unies posant le principe de patrimoine commun de l’humanité, sur lequel repose le cadre juridique de l’AIFM ; l’ambassadeur Tommy Koh, Président singapourien de la 3ème conférence des Nations-Unies sur le droit de la mer, qui allait porter sur les fonds baptismaux la Convention de Montego Bay ; et l’ambassadeur Satya Nandan, diplomate fidjien, qui allait négocier l’Accord de 1994, ouvrant la Convention à la ratification et qui fût, pour trois mandats, le 1er Secrétaire général de l’Autorité. Ces diplomates, juristes, législateurs, chercheurs, femmes et hommes politiques, courageux, visionnaires qui, des années durant, au milieu de la plus grande adversité, ont permis la signature de ce Traité historique, celui de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, dite « Convention de Montego Bay ». La communauté internationale donnait ainsi une Constitution aux Océans. Certains pays, les États-Unis notamment, s’y opposèrent. Mais rien n’y fit, et la Convention fut signé largement, comme quoi on a beau être le premier domaine maritime au monde et ne pas pouvoir décider pour tous les autres. Douze ans furent cependant nécessaires et l’Accord de 1994 pour que la Convention recueille le nombre nécessaire de ratifications à son entrée en vigueur.
1994 ! Il avait ainsi fallu cinq siècles, à l’année près, pour que l’histoire et la géographie de la Jamaïque ouvrent un nouveau chapitre, heureux celui-ci, de l’Océan. Écoutez bien ! 500 ans plus tôt, exactement, à quelques kilomètres de Montego Bay -quelle étonnante coïncidence !-, le 5 mai 1494, Christophe Colomb accostait en effet lors de son second voyage à Saint Ann’Bay, aujourd’hui Discovery Bay, et revendiquait la Jamaïque au nom de l’Espagne. Les nouvelles de ses conquêtes, et notamment d’Hispaniola, c’est à dire l’île de Haïti, alertèrent ses commanditaires en Espagne. Un mois après son arrivée en Jamaïque, c’est ainsi que le 7 juin 1494, à Tordesillas, en Castille, sous l’égide du pape Alexandre VI, un traité éponyme allait définir une ligne de partage du monde selon un méridien situé au large des îles du Cap-Vert : les territoires situés à l’ouest de ce méridien étaient attribués à la couronne de Castille, l’Espagne, incluant les découvertes de Christophe Colomb tandis que ceux situés à l’est de ce méridien l’étaient à la couronne de Portugal. C’est ainsi que le Brésil, votre si beau pays de naissance, Madame la Secrétaire Générale, chère Leticia, se mit à parler comme vous le savez le portugais.
Les deux grandes puissances de l’époque validaient ainsi par le droit, quelque peu unilatéral, c’est bien le moins que l’on puisse dire, l’usage de la force et le partage colonial du monde à travers les grandes découvertes de l’époque. Deux pays s’appropriaient le monde, voilà bien ce qui doit nous faire réfléchir à un avenir qui serait binaire ! En bref, les plus riches, les plus puissants, les plus déterminés et les mieux armés sur mer, décidaient de la propriété de la mer. L’Afrique, l’Asie, le Pacifique, l’Océan Indien, les Amériques, bref l’immense majorité du monde n’avait plus qu’à s’exécuter. Cette histoire-là, nous ne voulons pas, nous ne devons jamais la revivre. Et pourtant, elle est à portée, non de canons, mais de contrats, de deals entre grandes puissances et entreprises minières peu recommandables. L’actualité la plus récente nous montre que tout est possible !
Alors que vient de s’achever à Nice à la mi-juin la 3ème Conférence des Nations Unies sur l’Océan, co-organisée par la France et le Costa-Rica, le Président de la République, M Emmanuel Macron a souhaité que la voix de notre pays soit entendue ici et aujourd’hui au sein de notre Assemblée. Le moment est très singulier en effet. Mélange d’optimisme et d’inquiétude. Une raison de plus pour se rassembler autour du camp, très majoritaire, de la raison, de la sagesse et du bien commun. Nous l’incarnons, je crois, ici à Kingston.
Il y a un mois en effet, lors d’une conférence considérée comme la plus importante en ambition et en engagements pour la protection de l’Océan, 64 chefs d’états et de gouvernements, 174 pays, dix mille délégués venus du monde entier dont beaucoup sont ici aujourd’hui ont choisi d’aller de l’avant, de faire preuve d’audace comme d’intelligence collective. Un seul pays a voté à New York contre l’ambitieuse Déclaration politique de l’UNOC3 : les États-Unis, au demeurant non représentés à Nice après avoir banni les ODD de leur grammaire politique. Quel appauvrissement, quelle tristesse ! Mais alors que le multilatéralisme résiste courageusement aux coups de boutoirs des prédateurs, spéculateurs et autres court-termistes, Nice a été un succès exemplaire. Celui de la raison universelle. Pour un Océan, bien commun de l’Humanité. Pour celui de Montego Bay évidemment, pas celui de Tordesillas.
Sur nombre de sujets, à l’unanimité ou avec de larges majorités et fortes coalitions, nous avons pris de grandes décisions pour restaurer et « sauvegarder » notre océan. Un accord historique sur la décarbonation du transport maritime pour qu’en 2050 cette activité essentielle au commerce mondial soit nette d’émissions carbone. Des traités ratifiés ou renforcés pour lutter contre la pêche illégale, illicite et non déclarée, la prolifération des sargasses et des espèces invasives, pour sauver des espèces en voie de disparition. Une forte mobilisation pour qu’en ce mois d’août à Genève, la communauté internationale s’engage contre la désastreuse pollution de nos mers par le plastique. L’engagement de nombreuses entreprises et d’organismes financiers pour faire progresser l’ODD14. La création d’importantes nouvelles aires marines protégées pour atteindre en 2030 l’objectif de protection de 30% de nos mers. La constitution d’une grande coalition de villes, régions et états côtiers, dont la ville de Kingston, représentée par son maire que je remercie pour son engagement, pour s’adapter et répondre à l’élévation du niveau de la mer. La production de nouveaux outils scientifiques, numériques, technologiques, océanographiques et spatiaux pour enfin mieux connaître l’océan, ses fragilités et ses forces, ses pressions, ses solutions et ses ressources, ses mystères et ses merveilles.
Car l’Océan, c’est notre bien commun. Ce bien commun n’appartient pas, faut-il le rappeler, aux pays les plus riches, les plus grands par leur domaine maritime, aux seuls États-côtiers, aux mieux dotés sur le plan de l’exploration scientifique, de la production industrielle, du commerce ou de la puissance navale militaire. Ce bien commun n’appartient pas aux entreprises qui voudraient le vider de ses poissons, de sa vie, de ses ressources ou de ses solutions pour le simple intérêt de leurs actionnaires. L’océan, c’est réfléchir ensemble, femmes et hommes de toutes conditions, à comment vivre harmonieusement avec cet indispensable allié du vivant et de la planète, vivre de manière profitable mais durable évidemment.
Ce bien commun qu’est l’Océan dont nous avons la charge, vous le savez, ce sont trois grands espaces.
Les mers territoriales et les zones économiques exclusives.
La Haute Mer.
Les Grands fonds marins.
S’agissant des zones économiques exclusives, tout a commencé à Montego Bay, pour notre cher Océan et sa gouvernance. En définissant pour chaque État côtier les espaces qui seraient placés sous leur souveraineté et leur juridiction, la Convention a donné également des droits spécifiques aux États enclavés, aux États archipélagiques et aux États en développement. Mais elle a également choisi de protéger les grands fonds marins en décidant de la création de notre Autorité. Nous avons tous collectivement bien travaillé, depuis trente ans et nous pouvons, je crois, nous féliciter d’avoir su explorer et protéger ce patrimoine commun de l’humanité. Bravo l’Autorité internationale des fonds marins !
Nous pourrons faire de même dans quelques semaines concernant la Haute Mer, le troisième espace de ce magnifique bien commun océanique. Ce sera l’accord d’application à la Convention sur la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité marine en haute mer, plus connu sous son acronyme BBNJ, et que certains appellent déjà le « Traité de Nice », tant l’UNOC3 a été décisive pour mobiliser, deux ans après sa signature des dizaines d’états à le ratifier. Je me réjouis que la Jamaïque, notre État-hôte, des mains de sa Ministre des Affaires étrangères, ait déposé son instrument de ratification à Nice. Vous avez donné l’exemple, amis jamaïcains ! Pour ceux qui n’ont pas encore ratifié, ou déposé leurs instruments de ratification, je dis : faites-le maintenant, soyez au rendez-vous, soyez sur cette photo historique. Ce 23 septembre à New York, lors de l’Assemblée générale des Nations-Unies, nos chefs d’états et de gouvernements se retrouveront pour célébrer la 60ème ratification qui permettra l’entrée en vigueur de ce traité. Soyez acteurs de ce grand moment ! Alors qu’il avait fallu douze ans pour l’entrée en vigueur de la Convention de Montego Bay, la communauté internationale aura su en deux ans donner force de loi au renforcement décisif de la gouvernance et de la protection de la Haute Mer ! Signe que l’espèce humaine a encore en elle une bonne dose de raison. Après Nice, en 2025, ce seront donc 50% de la surface du globe qui disposeront enfin d’un nouveau cadre légal de gouvernance, propice à la protection. 50% de la surface du globe, ce n’est pas rien, vous me le concéderez !
Alors, je vous pose la question, amis et peuples de l’Océan : voulons-nous que l’Histoire, marchant, il est vrai, parfois à reculons, retienne que c’est à Kingston que se décidera, dans la précipitation, sous l’égide de notre Autorité la destruction des grands fonds marins, alors que les mêmes États-membres des Nations Unies ont fait à Nice le choix de la protection de la Haute Mer ? Voulons-nous assumer cette stupéfiante contradiction ? Sauver la colonne d’eau tout en la faisant reposer sur un plancher océanique gravement abimé ? Voulons-nous sérieusement, sous la pression d’agents mercantiles, entreprendre dès demain l’extraction de minerais qui endommagera de manière irréversible cet écosystème précieux et si protecteur ? Réfléchis, Bébé, Réfléchis ! Think, Baby, Think ! Ne casse pas tes jouets ! Don’t break your toys ! Ne confie pas ton avenir à une compagnie minière dont le surnom pour ceux qui l’ont pratiqué à leur dépens financier et environnemental est « The Misfortune Company ». La Compagnie du Malheur !
La réponse est désormais connue. Depuis trois ans, plus de 900 scientifiques du monde entier et de toutes disciplines ont travaillé pour évaluer l’impact d’une telle activité. Je ne parle pas de rapports commandés par des entreprises, ou initiés avec elles à dessein par notre organisation. Non je vous parle bien du travail le plus objectif, inclusif qui soit, prenant en compte les meilleures connaissances scientifiques disponibles. La Consultation mondiale sur les Grands Fonds marins, un rapport piloté par l’IPOS ( International Panel on Ocean Sustainability) et le très respecté chercheur Bruno David a été présenté lors de SOS Océan à Paris en mars de cette année : il montre que les abysses, déjà atteintes par le plastique et les polluants organiques, ne sont pas un système à part, que c’est toute la planète, le cycle du carbone, celui des courants marins, de l’oxygène et des nutriments, d’espèces vivantes uniques et non répertoriées, d’une possible production d’oxygène noir, qui se trouveraient impactés par cette nouvelle activité minière. Que ce saut dans l’inconnu, sans parachute, conduirait à la destruction des habitats marins, de leurs fonctions écologiques et de biodiversité, mais également à celles de nodules qui mettent un million d’années pour croître de 1 à 10 millimètres. Que cette extraction affecterait toute la colonne d’eau, impactant la chaîne alimentaire, les routes migratoires d’espèces marines, mais aussi les intérêts de nos pêcheurs, de nos populations autochtones, porteuses d’inestimables valeurs. C’est à ces populations autochtones, à ces peuples de l’Océan, nos amis des Caraïbes, du Pacifique, de l’Océan Indien, des états côtiers et insulaires africains, qui ont un rapport si singulier avec l’Océan, les fonds marins, que je souhaite d’ailleurs que nous donnions enfin la parole au sein de notre Assemblée.
Voudrions-nous avoir raison contre l’avis des chercheurs les plus désintéressés comme de nombreuses grandes entreprises responsables et engagées contre cette exploitation risquée, voudrions-nous avoir raison contre les intérêts du Traité de la Haute Mer ou de la Convention sur la diversité biologique, contre ceux de nos zones exclusives économiques, voudrions-nous avoir raison en l’absence de toute logique économique, de transparence, d’équité financière ou de légitimité sociale ? Pour arracher sauvagement à la hâte quelques nodules polymétalliques, amas de sulfures et encroûtements cobaltifères, au risque de faillites économiques retentissantes, sommes-nous prêts à mentir à nos enfants ? Affirmer par exemple que l’exploitation des grands fonds contribuerait à la transition verte ? Nier le fait que les conséquences socio-économiques sur nos propres populations littorales seraient désastreuses ? Que cette exploitation serait également totalement inégalitaire, favorable à une bonne quinzaine de pays seulement et propre à générer d’importantes tensions géopolitiques avec tous les autres ? Les conclusions du rapport de ces éminents scientifiques, publiées au début de cette année 2025 et accessibles à tous, sont claires, je les cite : « les stratégies actuelles de transition verte favorisent le Nord global, en maintenant un certain mode de consommation tout en exploitant les ressources du Sud global. La Consultation mondiale sur les Grands Fonds marins recommande un moratoire ou une pause de précaution sur l’exploitation minière en eaux profondes pendant au moins 10 à 15 ans, ou jusqu’à ce que des connaissances suffisantes soient disponibles pour prendre des décisions éclairées ». Cette sage recommandation, je vous l’avoue, chers amis, nous a définitivement convaincu, a convaincu le Président de la République, M Emmanuel Macron, de rejoindre cette position.
Alors, ici à Montego Bay, dans notre Assemblée, je m’adresse aux pays les plus nombreux de cette assemblée -vous êtes plus de cent cinquante tout de même, ce n’est plus une majorité écrasante, c’est la quasi-totalité d’entre nous ! – vous qui ne disposez pas de permis d’exploration et particulièrement, vous les pays les plus vulnérables. L’exploitation des grands fonds marins est, pour vous, un jeu de dupes à l’heure qu’il est. Ceux qui vous promettraient des bénéfices, une redistribution équitable des ressources, la fortune, ceux-là vous mentiraient de manière éhontée. Quel intérêt auriez-vous à précipiter le processus d’exploitation pour le seul profit de quelques pays et leurs entreprises tant qu’un mécanisme équitable de partage des avantages n’est pas agréé ? Avez-vous réellement reçu des assurances imparables qu’ils partageraient les ressources, au demeurant actuellement non exploitables, de ces grands fonds ? Tout ceci est encore loin d’être clair, défini.
C’est un de ces seize pays, la France, disposant d’un pays d’exploration qui vous parle. Comme vous le savez, le Président de la République a en 2022 choisi d’interdire l’exploitation des fonds marins dans notre zone économique exclusive, et ce avec le plein soutien des parlements locaux de Polynésie et Nouvelle Calédonie, ce dernier ayant voté un moratoire de 50 ans. Le Président Macron a souhaité également convaincre les États de l’AIFM que cette interdiction s’applique à la Zone. La France est une grande économie. Serions- nous à ce point déraisonnable ou masochiste, si nous n’avions pas réfléchi avant, à renoncer à exploiter les fonds marins dans notre propre zone économique exclusive ? Celle-ci, la deuxième plus vaste au monde, de très peu après celle des Etats-Unis, est en réalité la plus importante s’agissant d’un pays pour ses fonds marins : 93% de notre ZEE, soit 9,5 millions de km2, se trouvent à plus de 1000 mètres de profondeur. Croyez-vous que si l’économie française pouvait s’en satisfaire sans avoir la certitude de prendre et faire prendre à la planète de graves risques autant sur le modèle économique que le risque environnemental, nous n’aurions pas, avec les deux importants permis d’exploration dont nous disposons depuis trente ans à l’AIFM, fait le choix d’exploiter au plus vite ces zones ?
Conscient en 2023 que notre position d’interdiction d’exploitation était, pour certains pays, difficile à rejoindre, mais soucieux de notre principe de responsabilité collective, nous avons donc soutenu la création d’une coalition, aujourd’hui forte de 37 pays, appelant au moratoire ou à minima à une pause de précaution sur cette exploitation. Qu’importe les termes, nous trouverons les mots qui conviennent à tous. C’est cette coalition que nous appelons tous les pays, et notamment l’immense majorité de ceux qui n’ont pas de permis d’exploration, à rejoindre. Quand vous retournez dans vos capitales, chers délégués, proposez à vos autorités de rejoindre cette position de sagesse et de raison. Trois arguments :
Le principe de cette coalition est très simple. Nous ne nous interdisons rien. Nous n’interdisons rien. Mais il n’y a pas d’urgence. Nous nous donnons du temps. Pour connaître, pour explorer des fonds marins dont nous ne connaissons qu’à peine 5% de la surface totale ! Ces matériaux critiques que l’on trouve dans le fond des océans ne nous manquent pas aujourd’hui. Aucune entreprise sérieuse n’est d’ailleurs décidée technologiquement et économiquement à se lancer dans ce processus d’exploitation. Un grand pays comme la Chine, qui dispose de cinq permis d’exploration et qui respecte avec beaucoup de vigilance le cadre légal des Nations Unies, entend encadrer selon les plus hautes exigences techniques et environnementales possibles les activités dans les grands fonds marins. Nous devons prendre le temps. Le temps de rédiger un code minier beaucoup plus rigoureux, robuste que celui que certains voudraient adopter à la va vite. Faisons en sorte de disposer d’un pareil code dans dix ou quinze ans en ayant pris toutes les assurances scientifiques nécessaires. Utilisons cette pause de précaution, ou ce moratoire comme l’appelle la société civile, pour fournir à tous les pays qui n’ont pas de permis d’exploration, c’est-à-dire à quelques 150 états membres, ici représentés, la preuve que les 16 pays détenteurs de permis leur accorderont des bénéfices, et lesquels surtout. Donnons-nous donc rendez-vous en 2035, en 2040, comme la majorité le souhaitera. D’ici là, nous avons du travail.
Entre temps, je vous fais une proposition, je le fais à notre nouvelle Secrétaire Générale. Changeons l’image de notre Autorité qui n’est pas aussi bonne qu’elle devrait l’être, dépassons le débat souvent caricatural et stérile entre les ONG, les états et entreprises contractantes. Organisons ainsi à l’été 2026, à Kingston, dans un an, parallèlement à notre Assemblée Générale un grand moment aussi sérieux que festif dédié aux grands fonds marins. Appelons le « Magic Abyssal 2026 » ! Faisons réfléchir et apprendre en organisant le premier grand forum scientifique avec les meilleurs spécialistes au monde du sujet des fonds marins. Faisons rêver en invitant artistes, cinéastes, photographes, musiciens, danseurs, femmes et hommes de culture et science pour célébrer l’exploration des abysses. Nous serons nombreux, j’en suis certain, à vouloir rendre possible ce rendez-vous sur le sujet le plus important qui se pose aujourd’hui à notre relation avec l’Océan. Faisons de Kingston la capitale de l’Océan profond, la capitale des Merveilles de l’Océan !
Soyons enfin, pour terminer, direct. Les Etats-Unis ont remis en cause de manière grave la mission de l’Autorité internationale des fonds marins en signant un décret ce 24 avril ouvrant la possibilité de l’extraction de minerais dans les grands fonds océaniques en dehors du cadre juridique international établi par l’Autorité des fonds marins. Le ministre français de l’Europe et des affaires étrangères, Jean-Noël Barrot a réagi clairement à cette annonce américaine, je le cite : « en appelant à la délivrance des permis d’exploitation en dehors des eaux sous juridiction hors du cadre de l’AIFM, les Etats-Unis enfreignent le principe de non appropriation de la Haute Mer et fragilisent le cadre institutionnel du droit de la mer, au détriment de tous. Personne ne peut s’arroger le droit de détruire les océans en les exploitant, surtout ceux sur lesquels ils n’ont aucun droit territorial ».
Quand bien même les Etats-Unis ne sont pas Partie à notre Autorité, leur position actuelle ne saurait porter préjudice à notre organisation et à son unité. Gardons la tête froide comme l’a dit la Présidente mexicaine, Claudia Sheinbaum ! La cabeza fria ! Keep a cool head ! Si nous sommes fermes sur nos principes, ni nous n’agissons pas de manière hâtive, sous la menace, si nous rappelons le droit et la responsabilité collective, si nous nous donnons dix ou quinze ans pour disposer d’un code minier protecteur, si nous faisons avancer la connaissance de ces grands fonds marins, si nous célébrons leur importance, nous l’emporterons haut la main. En nous référant aux chiffres bien optimistes et probablement irréalistes fournis par l’administration américaine, voulons nous voir à notre corps défendant augmenter de 300 milliards de dollars le produit intérieur brut des Etats-Unis sur les 10 ans à venir ? Et cela pour la seule volonté de devancer dans ce domaine la Chine, qui elle d’ailleurs n’a rien annoncé de tel et respecte la règle du jeu? L’Océan n’est pas là pour affirmer le leadership d’un seul pays aux dépens de tous les autres et du processus multilatéral. Le Traité de Tordesillas, c’est bien fini. C’est la Convention de Montego Bay qui dit le vrai aujourd’hui. Notre patrimoine commun. Le partage des ressources pour tous, pas l’appropriation par quelques uns !
Et pour tout vous dire, il ne faut rien craindre. Les États-Unis sont un pays sérieux. Un pays qui sait compter. Quand ils s’apercevront du total manque de fiabilité technologique et financière de l’entreprise qui les a mis sur le mauvais chemin d’une très mauvaise affaire, ils rejoindront bien vite notre camp. Celui d’une pause de précaution le temps de rédiger un code minier robuste. La porte de l’Autorité internationale des fonds marins leur est grande ouverte !
En rendant hommage à nos prédécesseurs ce matin, regardons-nous en face dans cette noble Assemblée, les yeux dans les yeux, fiers de notre unité. Souhaitons nous revenir sur les engagements vertueux de Montego Bay, renoncer aujourd’hui à Kingston aux objectifs de développement durable ? Leur préférer des cibles de destruction massive ? Revenir à un traité de Tordesillas qui cède tout l’océan et ses bénéfices à deux pays ? Souhaitons nous laisser nos chaises vides aux grands rendez-vous qui nous attendent dans les mois à venir, pour parer aux effets dramatiques du changement climatique, à la disparition mortifère de la biodiversité ? Souhaitons-nous, par simple appât du gain, provocation ou haine de la vérité scientifique, laisser les futures générations désarmées, fragilisées, condamnées à s’adapter à l’inacceptable ? Voulons-nous creuser notre tombe en nous attaquant, avec des machines destructrices et des financements douteux, à nos si anciens et protecteurs fonds marins ? Non, cela nous ne nous le voulons pas !
Voulons-nous tout simplement pour reprendre la formule du philosophe Friedrich Nietzsche regarder au fond de l’abîme, et nous condamner, in fine, que l’abîme regarde au fond de nous-mêmes ?
Non cela, nous ne le voulons pas. Nous voulons une planète durable, nous voulons la connaissance, la paix, la prospérité, la justice et l’équité entre tous nos pays, tous nos peuples.
Vive l’Océan Profond, vive l’Autorité internationale des fonds marins !
Je vous remercie.