Jean Malaurie : « Je dois aux inuits d’avoir donné un sens à ma vie »
20 avril 2023
20 avril 2023
Le célèbre explorateur Jean Malaurie a consacré sa vie aux Terres Arctiques et est devenu l’ambassadeur du peuple Inuit. L’homme, qui vient de fêter ses 100 ans, a publié récemment une impressionnante autobiographie. Rencontre avec un géant, par la taille et par l’oeuvre accomplie, qui n’a jamais perdu le (grand) Nord.
Jean Malaurie (ethnohistorien et géographe) : Un méhari à dos de chameau est arrivé et m’a salué courtoisement avant de me tendre un télégramme. Le texte était le suivant : «Mission Malaurie Thulé acceptée par gouvernement danois. Signé : ambassadeur de France à Copenhague, baron de Charbonnières.» À l’époque, le nord du Groenland était interdit aux étrangers, soumis à une autorisation spéciale. Thulé et les Hyperboréens… J’étais sous le choc. Je rêvais de l’Arctique depuis si longtemps. En fait, depuis mon enfance, ayant entendu l’appel du Nord peut-être pour la première fois un jour de février 1929 à Mayence, lorsque je traversais le Rhin gelé d’une rive à l’autre, avec mon père. Pour revenir à mars 1950, des crédits m’avaient été alloués par le CNRS pour un départ à l’automne 1951. Mais ce que j’appelle la prescience me décida à ne pas attendre. J’avais un sentiment d’urgence : le district de Thulé, sur la côte nord-ouest du Groenland, allait vivre un drame historique. J’ai donc pris la décision folle de partir le plus vite possible. Oui décision folle, car je n’avais ni crédits, ni équipement, ni vivres.
Aujourd’hui, les aventuriers sont suréquipés et bénéficient de la technologie moderne. À l’époque, vous ne disposiez pas de GPS, de vêtements Gore-Tex, etc. Qu’aviez-vous emporté dans vos bagages ?
J’ai embarqué à Copenhague le 1er juillet 1950. Le voyage pour la lointaine Thulé fut exceptionnellement long : vingt-trois jours, avec des escales répétées à cause de glaces de mer toujours plus agressives et inattendues dans le détroit de Davis et la mer de Baffin. Le 23 juillet, enfin, je suis arrivé au sommet du monde habité. Je souhaitais me rendre à Siorapaluk, six maisons, un des dix hameaux de la région où vivaient 302 Inughuits [Inuits du Nord]. Je les ai rejoints le 3 août. Mon équipe ment était succinct : pas de vivres, pas d’équipement polaire, un matériel scientifique sommaire et un poste radio pour courtes distances, de 100 à 200 kilomètres, destiné à mes communications d’études climatologiques. Ma base d’hivernage était une modeste demeure de 12 mètres carrés avec un lit en planches et une table, bricolés avec Ululik, mon voisin.
En quoi consistait votre mission ?
Je suis parti pour étudier la roche, décrire les formes du relief terrestre. Plus précisément et en termes savants : la géomorphologie des socles recouverts par les mers du Cambrien [de moins 542 millions d’années à moins 488 millions d’années]. J’ai exploré les réseaux internes des éboulements au pied des corniches et des falaises, me faufilant à l’intérieur de leurs alvéoles, dans un univers qui ressemblait à un paysage en ruines. Telle était ma passion originelle. J’ai effectué, sur 300 kilomètres de front et trois kilomètres de profondeur, le premier lever géomorphologique de la Terre d’Inglefield et du sud de la Terre de Washington.
Tout cela en six semaines, le délai accordé par les autorités danoises ? La tâche paraît colossale !
Une fois sur place, j’avais négocié par télégramme auprès de Copenhague l’autorisation d’hiverner jusqu’au printemps 1951. Avec quatre compagnons inuits, Kutsikitsoq et sa femme Natuk, Qaaqutsiaq et sa compagne Patdloq, nous sommes partis en traîneau à chiens vers la Terre d’Inglefield en mars 1951, avec très peu de vivres. Nous comptions chasser pour nous nourrir. Contrairement aux règles, Natuk et Patdloq avaient voulu participer à cette équipée, traditionnellement réservée aux hommes. Pourquoi ? Parce qu’elles se considéraient mandatées par le groupe, pour mieux me faire adhérer à leurs «harmonies invisibles». Lors de cette expédition, j’ai dressé la carte du secteur et établi la toponymie inuite, à l’époque tombée dans l’oubli. Sur place, je me suis également donné un autre objectif : effectuer des études démographiques pour établir les liens généalogiques entre les 302 Inughuits.
Missionné pour étudier la roche, vous vous êtes immergé dans le monde des Inuits. Et fait une rencontre avec un chamane qui a bouleversé votre vie. Quelle influence a-t-il eue sur vous ?
Vous faites référence à Uutaaq. Oui, il a été mon grand maître. Sa rencontre a été décisive. Il avait exprimé le souhait de me voir, après mon débar quement solitaire à Thulé. Il m’a accueilli avec ces mots : «Je t’attendais. » L’homme, de toute évidence, se jugeait à part, d’une haute lignée et doté de pouvoirs. Il m’a demandé d’une voix posée ce que je voulais, puis a observé : «Je sais que tu pars à Siorapaluk. Je voulais rencontrer l’ami des pierres, celui qui entend leur parole. Mon temps est bref. Je t’écoute.» Il a mis à ma disposition son fils Kutsikitsoq dont le portrait orne la couverture de mon premier récit, Les Derniers Rois de Thulé, publié en 1955. Grâce au concours de Kutsikitsoq , j’ai relevé les ascendants des 302 Inuits sur trois générations, et nous avons identifié 1 010 de leurs ancêtres. Les tabous de prononciation des noms des vivants et des morts ont été levés grâce à Kutsi kitsoq . Il rappelait à nos interlocuteurs que j’avais été chargé par Uutaaq de l’assister en tant qu’avocat des Inuits face à un danger imminent.
À quel point votre séjour parmi les Inuits a-t-il bouleversé votre vie ?
Ils ont été mes maîtres à penser. Après la déception de mes classes de philosophie au lycée HenriIV, focalisées quasi exclusivement sur la pensée européenne, et mes études de géographie, mon expédition chez les Inughuits en 195051, et d’autres missions par la suite, m’ont révélé la sagesse d’une société écologique repo sant sur des principes animistes considérés comme intangibles. Je suis leur obligé pour m’avoir poussé à donner un souffle et un sens à ma propre vie. Ce souffle a inspiré mes travaux et actions par la suite, de la publication de mes livres au tournage de la série de films La Saga des Inuits ou encore à la création de l’Institut de recherches arctiques Jean-Malaurie Monaco-UVSQ à l’université de Versailles.
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Quelles étaient leurs règles de vie ? Leur organisation sociale ? Leurs croyances ? Par exemple, comment vous racontaient-ils la création du monde et de l’homme ?
Ils vivaient en anarcho-communalistes. Pour eux, tout appartient à tous : les eaux, le sol, les terrains de chasse, les igloos en pierre et en tourbe ou en neige. Les seules propriétés individuelles sont les armes – épieux, harpons, arcs –, les traîneaux et les chiens, les vêtements, qui doivent être confectionnés et gérés par chacun. Dans le quotidien, à l’écoute de leurs commentaires sur la glace, la pierre, la végétation mais aussi sur l’animal et les liens de parenté qu’ils jugent avoir avec l’ours, leur grand prédécesseur sur Terre, j’ai été saisi par la profondeur de leur philosophie panthéiste socioanimale. Ils considèrent qu’ils ont un passé commun avec le chien, l’ours, et la baleine. Le chien, selon les mythes inughuits, se serait accouplé avec une femme et serait le père des hommes inuits. Je me suis adonné à leurs récits fabuleux d’un pouvoir imaginaire sans limites.
Vous conservez chez vous – de façon à pouvoir la voir tous les jours – une gravure représentant une pirogue de femmes. Quelle est la place des femmes dans la société inuite ?
Merci d’évoquer cette image émouvante. Cette gravure, qui date des années 1830, montre une mer arctique, parsemée de grands icebergs. Et vogue sur ces eaux un groupe de six femmes à bord d’un oumiak [canoë traditionnel des peuples autochtones du Nord] en peau de morse. Manches retroussées, elles ont une expression étrange, venue d’ailleurs. Elles semblent entreprendre un voyage sans retour et vivre un itinéraire intérieur. J’ai souvent dit que ce qui me retenait chez les Inuits, c’est leur faculté de ressentir les choses avec intensité. Cette image me rappelle que les femmes, dans le groupe inuit, voient plus loin. Elles laissent à l’homme sa théâtralité de chasseur machiste, solide sur la glace ou le roc, ragaillardi par le froid après avoir subi toute la nuit dans l’igloo la dure loi de la femme. Dans les petites communautés inughuites, elles peu vent paraître soumises à leurs maris. Mais détiennent en réalité un énorme pouvoir : celui de la parole. Elles gèrent le ménage à un point tel que le chasseur pousse un «ouf !» de sou la gement lorsqu’il quitte le village. Mon compagnon Ululik s’en est souvent ouvert à moi : «Enfin libre, loin des femmes !», me disait-il. Lors de ma première mission, les femmes m’avaient averti : «Tu es jeune et tu ne sais pas qui tu es. Nous te l’apprendrons.» Il s’agissait du lent apprentissage de la nature avec un esprit animiste, ce que j’appelle le taoïsme inuit.
Vous évoquez aussi un peuple joyeux et plein d’humour…
Il est difficile, avec des mots justes, précis, de fixer sans les figer ces êtres aux visages expressifs et mobiles. S’ils ont le sens de l’humour, ils n’aiment guère qu’on en use à leurs dépens. L’Inuit, vrai écorché, supporte avec le sourire un certain sarcasme. La moquerie l’oblige à se dépasser : c’est l’autocritique par l’humour. Cela étant, les Inughuits faisaient preuve d’une considération certaine à l’égard de mes efforts pour apprendre leur langue : chaque jour, j’accrochais dix mots avec des pinces à linge dans ma cabane pour les apprendre. Quand ils se rendaient chez moi, mes visiteurs inughuits imitaient par politesse mon fort accent français !
Votre aventure, scientifique et humaine, a pris un jour une tournure rocambolesque, avec la découverte d’une base secrète américaine…
Je rentrais d’une expédition, le 15 juin 1951, avec Sakaeunnguaq , un apprenti chamane et dresseur de chiens. Mon compagnon improvisait sur son tambour un ingernneq [un chant] lorsque soudain, en arrivant du haut du glacier au nord de Thulé, nous avons découvert une base aérienne américaine. Quelque 500 militaires venaient d’atterrir dans le plus grand secret. J’étais l’unique scientifique étranger témoin de leur installation. Plus tard, escorté de deux chasseurs armés, je suis allé à la rencontre du général, commandant de cette base destinée à ac cueillir le feu nucléaire, et qui menaçait l’avenir des Inuits. Je lui ai signifié qu’il n’était pas le bienvenu : «Go home ! En tant qu’anthropologue et résistant, en mission officielle pour la recherche française, je soulèverai la population contre la création de cette base offensive au coeur même du territoire d’un peuple à la civilisation héroïque et pacifique !» [En 1953, l’établissement de cette base obligea pourtant les Inughuits à s’exiler à 150 kilomètres au nord. Le 21 janvier 1968, un bombardier B52 transportant quatre bombes nucléaires s’écrasa à quelques kilomètres du site et contamina la zone.]
En 1990, vous êtes parti avec une expédition soviétique en Sibérie, pour étudier le lieu appelé Allée des baleines. Qu’avez-vous appris sur ce sanctuaire, sur lequel les Inuits euxmêmes n’avaient conservé que peu d’informations ?
J’ai pu étudier ce site exceptionnel, véritable Delphes de l’Arctique, lors de l’expédition que j’ai dirigée en août 1990, en Tchoukotka, sur l’île d’Yttygran. Des mâchoires de baleine sont dressées sur ce territoire sacré selon un axe estouest et sont réparties le long de la côte selon un ordre et une numérologie qui relèvent du Yi Jing, un traité chinois de divination. Ce qui nous rappelle que la migration des peuples inuits s’est faite, il y a dix millénaires, depuis la Chine. Je partage avec mes collègues soviétiques qui m’ont précédé l’hypothèse que ce haut lieu secret était un site d’initiation chamanique aux pratiques homosexuelles, courantes chez les Inuits. D’autres questionnements concernent la technique inconnue, déployée sur 550 mètres, qui permettait, avec des outils élémentaires, d’enfoncer ces mâchoires dans le sol gelé. Par ailleurs, remorquer ces immenses mâchoires inférieures posait des problèmes techniques dont nous n’avons toujours pas la solution. L’Allée des baleines est un monument de sagesse et de divinité. Ce voyage, cadeau du destin, a décidé d’une nouvelle orientation de ma vie et de ma pensée : je suis devenu taoïste.
Le Groenland subit aujourd’hui les conséquences du réchauffement climatique, permettant l’exploitation de minéraux révélés par le dégel. Comment les Inuits appréhendent-ils ces bouleversements ? Craignez-vous pour la survie de leur peuple et de leurs traditions ?
L’exploitation minière a été au coeur des dernières élections parlementaires au Groenland. Le nouveau gouvernement élu a arrêté un des projets les plus contestés. Quant à l’impact du changement climatique, il est làbas trois à quatre fois supérieur, comme partout dans l’Arctique, par rapport au reste du globe, voire, localement, encore plus fort. Le 14 août 2021, des pluies ont été observées pour la première fois sur le toit du Groenland, à plus de 3 000 mètres d’altitude. Ces changements affec tent la cryosphère [partie de la surface des mers ou terres émergées où l’eau est à l’état solide : neige, glaciers, inlandsis, banquises…] et les pratiques traditionnelles de certains Groenlandais, notamment la chasse en traîneau à chiens. Les représentants des peuples autochtones de l’Arctique n’ont de cesse d’affirmer, avec raison, que leurs modes de vie coutumiers ne sont pas la cause de ces bouleversements mais qu’ils subissent les effets néfastes d’un développement économique planétaire irresponsable.
Profitant de la fonte des glaces, des milliers de touristes envahissent la baie de Disko, sur la côte occidentale du Groenland. Quel regard portez-vous sur ce phénomène ?
Ce «surtourisme» que l’on observe, hélas, dans divers endroits circumpolaires, est un problème majeur. Bien que ce soit un facteur de développement économique important dans nombre de régions et pays arcti ques comme la Laponie, le Groenland, l’Islande, ou encore les îles Féroé, l’arrivée de plusieurs bateaux de croisière par jour dans une ville de 4 600 habitants environ comme Ilulissat représente une menace réelle sur les équilibres écologiques, économiques et sociaux locaux. Face à l’ampleur du phénomène, il est urgent de développer un tourisme responsable, respectueux de la culture, des droits et de l’intimité des populations arctiques et notamment autochtones.